Assis sur un des fauteuils de la terrasse, Hime pelotonnée sur ses genoux, Jiro finissait tranquillement son thé en regardant le soir tomber sur le Mont Takao. C'était un spectacle qu'il aimait regarder, surtout le week-end en compagnie de son petit ami. Pourtant, en ce début de soirée de vendredi, il était seul dans l'appartement. Le club d'athlétisme avait organisé une soirée à laquelle Eiji n'avait pu se soustraire et les deux amants ne pourraient donc se retrouver que tard dans la nuit.

De son côté, sachant cela, Jiro avait accepté la proposition de Cathan pour une soirée en ville avec Akutsu. L'ancien trio de colocataires d'Hamura se retrouvait beaucoup moins souvent ensemble depuis que le professeur d'espagnol ne vivait plus au lycée. Non. Pour être honnête, c'était depuis qu'il sortait avec Eiji. Mais ça, impossible de le dire. Du moins pas de cette façon.
Par souci de tranquillité, Jiro n'abordait pas le sujet de sa vie privée si personne ne venait le voir à ce sujet. Et encore, il fallait que ce soit quelqu'un de suffisamment intime. Officiellement, pour ceux-là, il avait rencontré quelqu'un pendant les vacances et ne pouvait voir cette personne que le week-end puisqu'elle n'était pas d'Hachioji. Enfin, il n'avait eu besoin de cette version qu'une seule fois, quand Akutsu, lors d'une pause déjeuner, lui avait glissé quelques remarques amusées sur son changement d'humeur depuis la rentrée.

La sonnette retentit alors que Jiro était toujours dans ses pensées contemplatives. Il s'arracha presque à regret du paysage pour aller ouvrir, Hime sur ses talons, toujours aussi curieuse.
Dans l'encadrement de la porte, l'aîné des rouquins le salua avant d'entrer. Jiro jeta un coup d'œil surpris dans le couloir, puis referma la porte et passa dans le salon avec Cathan.

" Vous êtes venus séparément ? "

Plutôt surprenant. Ou alors... n'avait-il pas cru percevoir quelques tensions entre les deux frères ces derniers temps ? Peut-être... Mais si tel était le cas, pourquoi lui proposer une soirée tous les trois ? Non. Ca devait être autre chose. Peut-être qu'Akutsu n'avait eu quelque chose à faire avant.

" Je te sers quelque chose ? On pourra attendre Akutsu sur la terrasse. Il fait encore bon pour la saison. "

Jiro prenait déjà la direction de la cuisine tout en regardant l'américain d'un œil interrogateur.

Ah, Jiro.
Une des premières relations qu'il s'était faite en arrivant au Japon, sex-friend, puis ami, le délicat japonais avec un petit goût d'Espagne s'était éloigné ces derniers temps, d'abord en déménageant, puis en semblant couper les ponts hors des moments où il était au lycée. Bien sur, d'un oeil extérieur, il n'y avait pas grand changement : en semaine, il était toujours aussi présent et disponible pour ses élèves, la présence discrète et polie en salle des professeurs – certes, cette définition correspondait bien aux trois quart des professeurs de l’établissement – mais Cathan n'avait pas besoin d'être parano pour flairer l'arnaque.
Jiro paraissait trop heureux et trop content de lui-même pour quelqu'un, qui, juste avant les vacances, avait avoué avoir un crush sur un de ses élèves. Si on y ajoutait sa relative discrétion les week-end... l'américain n'aimait pas la conclusion à laquelle il arrivait.

Jiro apparut dans l'encadrement de la porte, l'accueillant comme la plus charmante des hôtesses. Une fois de plus, le métis ne put s'empêcher de noter le luxe de son appartement. Rien que la taille était rare au Japon, rappelant comme toujours le background aisé dont venait le jeune professeur. Interrogé dessus, Jiro avait semblé surpris, faisant une magnifique démonstration de candeur quand à certains détails de la vie réelle.

" Je veux bien merci. Aku ne viendra pas en fait, un empêchement."

Comme le fait qu'il n'avait jamais été prévenu par exemple, et que Cathan avait juste proposé la soirée pour discuter longuement avec Jiro sans être dérangé. Retors ? Non, il avait juste l'habitude d'obtenir ce qu'il voulait.
Pour être honnête, s'il n'avait été sur les nerfs ces derniers temps grâce à la visite surprise de son géniteur, puis en froid avec son demi-frère, il aurait surement laissé couler un peu plus l'histoire jusqu'à avoir un peu plus d'éléments, quitte à complétement fermer les yeux. Mais en ce moment, il se sentait vindicatif, et la meilleure manière d'étouffer ce ressentiment était encore de s'en servir à faire quelque chose de constructif. Genre enquêter sur son ex-coloc.

Appuyé sur la porte vitrée de la terrasse, Cathan attendit que Jiro revienne de la cuisine pour sortir, observant machinalement la pièce. Dans la décoration, on reconnaissait très facilement les gouts de Jiro, à la fois traditionnels et éclectiques, bien plus chaleureux que ce qu'on voyait habituellement au Japon. Comment le jeune homme arrivait à rester aussi japonais avec ses préférences et habitudes restait un mystère que l'ex-agent s'amusait à contempler chaque fois qu'il entrait dans une pièce décorée par ses soins. Y avait-il des détails qui laissaient deviner la présence de quelqu'un d'autre dans la vie de Jiro ces derniers temps ?
Un petit sourire étira les lèvres de Cat. C'était horrible de faire ça à un ami, mais... il adorait.

" Ca a été ta semaine ? Je crois pas t'avoir croisé deux fois..."

Devant le placard où il rangeait les verres, Jiro marqua un temps de latence à la déclaration de l'américain. Akutsu ne venait pas ? Mais ils avaient convenu de cette soirée la veille... Etait-ce réellement un empêchement de dernière minute ? Ou est-ce que le froid entre les deux frères avaient encore pris de l'ampleur dans la journée ?
Son regard se fit un peu plus scrutateur, comme s'il cherchait à lire la réponse à ses interrogations sur le visage impassible de Cathan. Ne trouvant rien de significatif, il retourna à ses occupations dans un léger haussement d'épaules.

Lorsqu'il sortit de derrière le comptoir, ce fut les mains chargées d'un plateau où reposaient verres, bières américaines et biscuits apéritifs. Jiro connaissait bien les goûts de ses deux rouquins d'amis et choisissait donc soigneusement ce qu'il leur apportait à boire : les bières japonaises étaient bien trop insipides d'après leurs dires. Lui-même, ayant grandit en Europe, devait avouer qu'elles étaient plus proches des bières sans alcool que l'on pouvait trouver là-bas et, s'il n'avait rien contre une petite bière de temps à autre, sa préférence se tournait plutôt vers les cocktails sucrés mais non moins alcoolisés. A chacun ses habitudes.

" Rien de grave, j'espère ? "

Tout en interrogeant Cathan du regard, il l'entraîna sur ses talons en direction de la terrasse. Jiro déposa le plateau sur la table basse en bois et prit place dans le fauteuil qu'il avait quitté tout juste avant. Après lui avoir fait signe de s'installer, il tendit une bière à son ami.

" Ca a été. Je suis pas mal pris avec le club de kyudo pour les préparatifs de la fête du sport, mais je pense qu'on est fin prêt maintenant. Il faudra que tu viennes à l'initiation. Depuis le temps que je veux te faire tirer. "

Jiro eut un sourire amusé à l'idée de Cathan avec un arc de kyudo entre les mains. A aucun moment il ne l'imaginait avec la patience nécessaire à cet art, mais ça aurait été dommage de passer à côté de cette expérience. Du moins, selon lui... Le roux n'était sans doute pas du même avis.

" Et toi ? Tu as traumatisé combien d'élèves dernièrement ? "

En vérité, il le savait déjà : presque tous. La réponse se lisait sur les visages des élèves après leur cours de maths, quel que soit leur niveau. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas s'en rendre compte.

Le sourire de Cathan s'étira, un peu plus sincère. La fête du sport, l'évènement qui déchainait les foules depuis la rentrée des classes, monopolisait les interclasses et les après-midi, parfois au détriment des devoirs pour certaines têtes brulées. Au Japon, tout évènement semblait aussi important que les examens par exemple, et la répartition des équipes pour le match de basket était discuté avec tout le sérieux qui se devait. Serious business is serious. Et avec les jours qui s'écoulaient, la tension montait de plus en plus. Avec ses entrées privées dans le saint des saints – aussi connu comme salle des profs – il avait pu entendre parler un peu les profs de sport, et autres surveillants de discipline sportives qui aidaient les élèves à mettre en place l'évènement, et savait plus ou moins ce à quoi s'attendre : il devait avouer que le résultat serait surement assez amusant, à mi-chemin entre kermesse et vraies épreuves sportives pour tarés comme ils savaient si bien le faire au Japon. L'effort et le dépassement de soit était un quasi culte dont certaines salles de gym américaines auraient pu prendre exemple.

" Je pense que tu serais très déçu du résultat si tu me voyais tirer à l'arc Jiro."


Il ne doutait pas pouvoir viser, même avec ces branches démesurées que le jeune homme appelait un arc. Toute la partie cérémonielle outrageusement casse-pied qui allait avec par contre...
Des gouttes de condensation se formaient sur la paroi du verre tout juste rempli de bière fraîche – une habitude qui semblait indispensable au si civilisé professeur d'espagnol – lui rafraichissant les doigts quand il posa la main dessus en se laissant glisser dans un des fauteuils. La vue était magnifique – avec un effet curieusement déprimant – les montagnes dont il avait l'habitude étaient bien différentes de la vue d'estampe qu'offrait la terrasse de Jiro.
L'américain reposa son verre sur la table avec un petit claquement, son sourire de chat à nouveau fixé sur le visage.

" Les 3-A étaient particulièrement dissipés jeudi. J'ai réussi à les calmer après avoir trouvé exactement qu'elle en était la cause. Ils ont de sacrés idées ces gosses..."

Cat fouilla dans sa poche pour en ressorti, un peu froissée, une photo imprimée en basse qualité sur une demi feuille. Si l'impression était un peu sombre, on y reconnaissait quand même aisément Sanada et Kimihiro de la 3-A, habillés pour draguer dans une boîte, et encadrés par des drag-queen et une maîtresse SM. Si le deux adolescents avaient l'air un peu paumés et surpris sur la photo, on pouvait aussi constater que toutes les mains n'étaient pas sagement posées où elles auraient dues. La photo avait circulé entre fou-rire et mots chuchotés jusqu'à ce que le prof de maths, déjà de mauvais poils, ne l'attrape, excédé et ne donne un lot d'exercices suffisants pour faire tenir sages tous ses élèves jusqu'à la semaine suivante. Sur le coup, les gamins l'avaient amplement mérité : ils auraient pu attendre l'interclasse. Il n'avait même pas fait de commentaire aux deux sur la photo, plus victimes que coupables à son avis. Et de voir Kimihiro en une telle position lui avait donné une idée... qui expliquait pourquoi il tendait maintenant la feuille à Jiro.

" J'espère pour eux qu'ils n'ont pas testé tout ce qu'il y avait de possible dans ce club, je pense qu'ils sont encore un peu jeunes pour ça..."

Jiro esquissa un petit sourire à la réponse pas si surprenante de son ami. Cathan semblait toujours aussi récalcitrant à l'idée de s'essayer au kyudo. Ce n'était pourtant qu'une proposition pour tirer quelques flèches, pas une demande d'adhésion à une philosophie bien trop propre au Japon pour qu'elle puisse ne serait-ce qu'effleurer le rouquin. Loin de lui l'idée de tenter une telle expérience. Il le connaissait trop bien pour ça.

Le japonais n'eut guère le temps de s'étendre sur la question que Cathan enchaînait déjà sur les élèves, un sujet dont il n'était pourtant pas adepte en dehors de la salle des professeurs. Certes, Jiro l'avait justement taquiné à ce sujet, mais ce n'était même pas là-dessus qu'il rebondissait. Le brun leva un sourcil interrogateur, tentant de se remémorer ce qu'il y avait eu de particulier ce jour-là. Mais, s'il avait bien noté un léger malaise pendant son cours, Cathan avait semble t'il suffisamment "calmé" tout le monde pour qu'il n'en sache pas plus sur l'affaire. Comme il n'avait pas encore revu Eiji, ils n'avaient pas eu l'occasion d'en parler.

" Il est rare que leurs facéties t'intéressent à ce point. "

Suffisamment rare pour que ce soit notable et que le roux éveille sa propre curiosité. Alors qu'il tendait la main pour prendre la feuille, Jiro suspendit son geste aux paroles de son collègue. Un club ? De quoi parlait-il ? Le jeune enseignant fronça légèrement les sourcils et prit l'objet du délit.
Il lui fallut un instant pour prendre la pleine mesure de ce qu'il avait sous les yeux. Eiji en compagnie de... Il tressaillit avant de se reprendre, puis leva les yeux vers Cathan. C'était donc ça... Il n'y avait jamais eu de soirée prévue...

" Je vois. "

Le ton était distant, à son propre étonnement.
Jiro se pencha pour abandonner la photographie sur la table basse et prendre son verre de bière. Il ne reprit la parole qu'une fois en avoir bu tranquillement quelques gorgées.

" Connaissant Sanada-chan et Kimihiro-kun, je doute qu'ils aient testé quoique ce soit. Je pencherais plutôt pour un pari ou un défi quelconque. Il aurait tout de même été de bon ton de s'assurer qu'il n'y avait rien d'autre derrière ça. Tu ne l'as pas fait j'imagine ? "

Presque un reproche. Presque... Difficile de reprocher réellement quoique ce soit alors que sa faute était bien pire. Mais dans le cas présent, il aurait bien aimé savoir... Est-ce qu'Eiji lui en parlerait ce week-end ?

Sourire de chat aux lèvres, doigts entrelacés sous le menton, Cathan n'était pas une figure agréable à regarder. S'il avait arboré ce léger rictus narquois pendant la surveillance de ses devoirs sur table, nul doute que ses élèves auraient eu des résultats encore plus épouvantables que ceux qu'ils étaient déjà capable de lui offrir au moindre exercice qui demandait qu'ils réfléchissent un peu. Ses ex-collègues auraient reconnu sans l'ombre d'un doute ce comportement et ces manières qu'il avait si souvent utilisé et dont les résultats n'étaient plus à prouver.
La réaction de Jiro en disait plus long que tous ses discours. Le japonais pensait peut être ne rien avoir révélé, mais son calme absolu, justement trahissait bien autre chose pour lui qui s'était montré si ouvert jusque là. Impossible de manquer la fraicheur de son ton quand on le connaissait bien, ce qui était le cas. Si Jiro était plus doué pour tourner autour du pot qu'il n'aurait cru, il ne l'était pas au point de maitriser l'impression qu'il donnait de lui.

" Leurs facéties m'intéressent parfois, surtout quand j'en vois les résultats en image. Et sachant qu'ils étaient devant moi, n'avaient l'air plus traumatisés que ça... je n'allais tout de même pas leur demander en détail ce qu'ils avaient fait de leur soirée. S'ils sont assez grands pour y aller, ils sont assez grands pour gérer. Il faut les laisser faire leurs expériences à ces gosses, tant qu'ils ne troublent pas mes cours."

L'américain reprit son verre et joua un instant avec, son regard se perdant dans la vue de carte postale qu'offrait la terrasse de l'appartement de Jiro. Le mont Fuji se détachait parfaitement sur ce ciel mauve à peine rosé, et à leur pied, la ville s'étirait, alternant les zones grises des constructions récentes et des zones aux teintes plus chaleureuses des constructions anciennes et des temples. Rien à voir avec la vue qu'il avait eu dans son appart à Los Angeles où tout n'était que modernité.
S'il n'était venu au Japon dans de telles circonstances, aurait-il pu s'y sentir comme chez lui ? Nul besoin de se creuser la tête pour savoir que la réponse était un éternel non. Il était bien trop américain, dans son comportement, pour trouver une réelle place au Japon. Peut-être se serait-il simplement moins inscrit dans cette veine mais... jamais il n'y aurait été chez lui.

" Est-ce une institution au Japon de se mêler de la vie privée de ses étudiants ? De vérifier si leurs expériences ne se passent bien ? A moins que tu ne veuilles tout simplement les prendre par la main pour les guider pas à pas ? "

Outre l'agacement profond qu'il ressentait face à Jiro en cet instant – pas plus grand que celui qu'il ressentait face au reste du monde, mais bien présent tout de même – il se demandait s'il avait dépassé le stade du simple amourachement avec son élève ou se contentait de soupirer après la silhouette musclé de ce joli sportif décoratif à défaut d'avoir une conversation intéressante.