7h
Si le soleil était déjà levé depuis plusieurs heures, la chaleur n'avait pas encore atteint ce stade étouffant qu'elle atteindrait plus tard dans la journée, interdisant toute balade trop active dans le parc sous risque de se retrouver avec la tête qui tourne. S'il oubliait la raison de sa présence, la ballade était des plus agréables alors qu'il suivait le petit cours d'eau qui traversait le parc pour se rendre jusqu'au dojo. Même l'apaisant ruissellement de l'eau ne suffisait pas à faire taire les inquiétudes dans son coeur, et c'était les mains moites et crispées qu'il finit le trajet et s’arrêta à la porte du dojo.

Trouver où et quand voir Jiro en toute discrétion n'avait pas été bien difficile. Les membres des club de Kendo et de Kyudo étaient assez proches, à partager le dojo dans une même approche des arts traditionnels, et quelques mots admiratifs lâchés avaient suffit à lui faire apprendre que leur sensei s'entrainait fréquemment le matin très tôt, seul dans le dojo, en particulier depuis qu'il n'habitait plus au sein même du lycée. Sa capacité à manipuler les gens en toute discrétion pour obtenir sa réponse l'avait lui-même surpris, lui qui était toujours des plus directs dans ses méthodes. Mais Jiro lui avait retiré tous les autres choix, refusant de rester une minute de plus dans la salle de cours quand il y était après les cours ou évitant de répondre à ses messages.
Les rôles avaient été inversés : après un long moment où il avait esquivé son sensei de toutes les manières possibles, il se trouvait maintenant à gouter la même médecine avec un gout amer dans la bouche.

Le jeune homme franchit les quelques marches du seuil avant de se déchausser à l'entrée. Dans le calme du dojo, il était totalement silencieux, ses pieds nus et son hakama le désignant comme appartenant en ces lieux de son plein droit. Sur une idée subite, il avait revêtu son hakama de kyudo, celui qu'il n'avait pas remis depuis son départ de Himura. Parce que la tenue justifierait plus que tout autre chose sa présence en ces lieux s'ils venaient à être vus, et surtout parce qu'elle lui semblait adaptée. Il avait véritablement connu Jiro – et non pas son professeur d'espagnol – sur un pas de tir, vêtu du même hakama. Il était temps de remettre les choses à leur place : c'était l'ami, le sensei, et peut-être plus qu'il venait trouver, et pas ce professeur honni qui ne faisait que rendre difficile les choses entre eux.

Sans un bruit, il traversa le dojo, guidé par le bruit mélodieux du chant de la corde d'un arc. Quand il arriva sur le pas de tir, ce fut pour contempler Jiro agenouillé en seiza, le regard dans le vide posé sur la cible. Contrairement aux tirs habituels de son sensei, les flèches étaient assez excentrées, signalant un tir plus que médiocre par rapport aux habitudes de celui-ci.
Son souffle se coupa douloureusement dans sa poitrine. Il n'avait pas prévu quoi que ce soit à dire, faisant confiance à son esprit pour trouver quelque chose au moment où ils seraient seuls tous les deux, mais la seule chose que son esprit semblait capable de lui fournir en ce moment était une réminiscence d'une certaine nuit entre ses bras et une intérêt pour un possible recommencement. Rien de très propice pour commencer une conversation intelligente et convaincante.

" Tu crois pouvoir m'éviter jusqu'à la fin de l'année ?"

Autant être direct. Il ne connaissait rien à la subtilité, à l'art du langage et des beaux parleurs. Il ne réussirait pas à discuter avec son sensei en prenant des biais, alors autant faire ce qu'il savait faire : foncer dans le tas.

5h
Les yeux grands ouverts, le visage tourné vers la fenêtre, Jiro s'abîmait dans la contemplation de la disparition des étoiles, tout en promenant sa main dans le pelage soyeux de la petite Sacrée de Birmanie couchée sur son ventre. Le soleil se levait doucement, maquillant le ciel noir limpide de couleurs orangées douces et changeantes. Lorsque le bleu pâle deviendrait dominant, il se lèverait, lui aussi. Inutile de rester au lit plus longtemps, le sommeil ne reviendrait plus à présent.

6h
Hime dégustait avec satisfaction sa gamelle sous le regard pensif de son maître. Ce dernier finit tranquillement sa tasse de thé avant de s'attaquer à la vaisselle du petit déjeuner. Le lave-vaisselle de la cuisine présentait peu d'intérêt à ses yeux : ça l'occupait de laver à la main. Le contenu de la cafetière, qu'il avait à nouveau préparée par habitude, se retrouva dans l'évier. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas vécu seul et il devait avouer que ses colocataires lui manquaient un peu.

6h30
Le dojo était vide, comme toujours à cette heure matinale. Il avait toujours aimé la tranquillité qui régnait le matin, encore plus depuis qu'il avait déménagé. Non, en fait, depuis le festival ...

S'il réussissait plus ou moins à donner le change le reste du temps, au kyudo c'était une autre affaire. Il était trop perturbé pour réussir à en faire totalement abstraction et à trouver l'harmonie nécessaire pour tirer. Résultat, ses mouvements avaient perdu de leur fluidité et de leur naturel, et ses flèches se retrouvaient rarement près du centre de la cible. Lors des entraînements du club, il avait totalement cessé de tirer - seule solution pour que ses élèves ne s'aperçoivent pas de son état -, et se consacrait exclusivement à son rôle de sensei. Et encore, même là il arrivait à commettre des erreurs. Minimes, certes, mais tout de même ...

L'entraînement matinal en solitaire était donc devenu systématique. C'était le seul moment où il retrouvait un peu de calme. Un peu seulement. Eiji occupait trop ses pensées pour qu'il le soit totalement. Eiji, mais surtout la faute impardonnable que lui avait commise ...
Qu'est-ce qui lui avait pris cette nuit là ? Avait-il cru que, parce que la nuit était spéciale, parce que c'était Eiji, parce qu'il l'aimait, il avait le droit de braver l'interdit ? Il avait touché un de ses élèves ... C'était au final la seule chose qui restait de cette nuit ... La seule chose qu'il avait le droit de conserver. Le reste, il ne devait plus y penser. Il devait oublier Eiji, ses paroles, ses sentiments, ses lèvres, son corps ...

La flèche se ficha dans la cible, loin du centre, à nouveau ... Jiro prit une longue inspiration avant de s'installer en seiza et de poser son arc devant lui. Il ferma les yeux un instant. Machinalement, sa main vint se poser sur son épaule, là où la trace de morsure était encore bien visible sous le hakama. Les souvenirs bien trop présents, Jiro rouvrit les yeux, les tournant vaguement vers la cible sans la voir.

Ce fut une voix bien connue qui le ramena à la réalité. Un frisson lui parcourut l'échine, autant pour l'appréhension de se retourner et affronter Eiji, que pour la question elle-même. Les rôles se retrouvaient étrangement inversés et il ne savait pas lequel était le plus inconfortable au final. Une chose était certaine : à moins d'une démission à laquelle il n'arrivait pas à se résoudre, la fuite n'était pas une solution ...

" Je dois profondément te décevoir ... "

Il n'arrivait même pas à affronter son regard ...

La voix tant attendue provoqua une brève accélération des battements de son coeur, le laissant silencieux quelques minutes avant qu'il ne trouve quoi répondre à ce Jiro qui refusait d'affronter son regard. Le voir aussi prostré était douloureux autant que vexant : c'était par sa faute qu'il était ainsi ? Est-ce que ça valait le coup de poursuivre quelqu'un si c'était pour le voir souffrir par sa faute ? Les questions s'empilaient dans son esprit, toujours plus nombreuses et troublantes, sans qu'il trouve de réponse.
Il ne trouverait de toute façon aucune réponse en restant immobile devant Jiro, une fois qu'il fut clair que l'homme ne lèverait pas les yeux vers lui et n'entamerait pas plus loin le dialogue. S'il souhaitait obtenir quelque chose, c'était à lui d'oser le premier pas. Etait-ce qu'avait ressenti Jiro quand il s'était résolu à l'inviter à une colle anonyme pour pouvoir lui parler ? Non, impossible... l'homme n'avait pas du se douter de ce qui risquait de ressortir de ce moment en tête à tête. Pas comme maintenant.

Le jeune homme se passa la langue sur ses lèvres trop sèches, cherchant en lui toute l'assurance qu'il avait acquis en sport et qui lui faisait cruellement défaut en cet instant. L'assurance de se tenir droit et fier, sans faiblir, alors qu'il crevait intérieurement de trouille. La capacité de se calmer et d'être sur de sa victoire même si tout indiquait le contraire. Son auto-persuasion marcha suffisamment bien pour que sa voix paraisse calme et assurée quand il prit la parole. Jeune adulte parfaitement sur de son bon droit.

" Pourquoi ? Parce que tu te comportes en humain, et non en prof tout lisse et tout parfait ? Je ne t'ai jamais voulu comme prof, ça ne va pas changer maintenant. "

Eiji hésita un instant avant de venir s'agenouiller devant Jiro, lui rendant impossible de ne pas le regarder à moins de se lever pour se détourner complètement de lui. La distance physique était à la fois rassurante, une protection contre la perte de contrôle qu'il n'avait pas su gérer dans ses bras, et une plaie, une barrière tangible qu'il révait de démolir. Incapable de savoir laquelle des deux notions étaient la plus forte, le kendoka finit néanmoins par tendre la main pour la glisser sous le menton de Jiro, le forçant à redresser la tête pour affronter son regard. Le geste n'avait pas été évident à lancer, tant il craignait ce qu'il risquait de voir là. Agacement, lassitude ou désir ? Si la crainte des deux premiers était logique, celle envers le troisième était plus subtile.

C'était trop tentant. Se redressant légèrement, le jeune homme se pencha en avant, cherchant à recouvrir les lèvres de Jiro des siennes, une fois de plus, une fois encore. Maintenant qu'il y avait gouté, qu'il savait ce qu'il pouvait obtenir... Son sensei avait le gout d'un nectar auquel il voulait encore s’enivrer en se fichant des conséquences. Pourquoi s'en faire pour quelques années d'écart ? Il était bientôt majeur, un adulte aux yeux de la société... qui pourrait bien croire que Jiro avait le pouvoir de l'influencer sous ce prétexte fallacieux ?

Il ne l'avait jamais voulu comme professeur ... Ah oui ! C'était pourtant vrai que leurs rapports avaient été difficiles avant qu'Eiji ne découvre qu'ils partageaient une passion commune. S'il n'y avait pas eu le kyudo, ils n'en seraient pas là. Ils n'auraient pas passé tout ce temps ensemble. Ils n'auraient pas appris à se découvrir l'un l'autre. Ils seraient restés professeur et élève, chacun de son côté du pupitre. S'ils ne s'étaient pas croisés ce fameux jour au dojo d'Hamura ... et si ... si ...
C'était idiot : on ne revenait pas en arrière. Et quand bien même, les choix qu'ils avaient fait seraient exactement les mêmes. Et ils en seraient exactement au même point ...
La seule chose qu'il pouvait faire à présent, c'était rattraper ses erreurs ... du moins essayer ... si c'était encore possible ...

Eiji entra dans son champ de vision en s'installant face à lui et poussa le vice à l'obliger à affronter son regard. Le contact physique, même aussi léger, faisait tambouriner son cœur de façon déraisonnable. Il était à la limite de la panique. L'envie d'aller se blottir dans ses bras l'effleura une seconde, avant qu'il ne reprenne ses esprits lorsque les lèvres du jeune homme se rapprochèrent dangereusement des siennes.

Jiro vint poser sa main sur la bouche d'Eiji et repoussa doucement son visage. Malgré quelques frémissements dus à l'émotion, le geste était ferme et sans équivoque. Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il fallait absolument qu'il reprenne un semblant de contrôle sur cette situation qui lui échappait trop facilement.

" Tu n'as peut-être jamais voulu du prof, Eiji, mais c'est ce que je suis. "

Ah ... Maintenant que ces mots étaient prononcés, il devait avouer que ça l'avait peut-être bien un peu blessé. Si Eiji ne voulait pas cette partie de lui ...

Jiro profita d'un moment de flottement pour se lever et prendre la direction de la sortie. Il se retourna cependant et s'inclina.

" Je te demande pardon. J'ai été faible. J'ai failli à mes principes. Ca ne se reproduira plus. "

Lorsqu'il se redressa, Jiro affronta le regard d'Eiji. Il devait le détester à présent. Il avait brisé ses espoirs et ses sentiments après tout. Peut-être était-ce mieux ainsi. Lui, en tout cas, il se détestait. Mais puisqu'il en était à parler en professeur ...

" Dépêche-toi d'aller te changer Kimihiro-kun. Tu vas être en retard pour le premier cours. "

Il lui adressa un petit sourire aussi neutre que possible et fit glisser la porte derrière lui.
Jiro marcha un long moment pour retrouver un peu de calme. Il s'attira bien quelques regards à se promener en hakama dans le parc, mais les élèves étaient trop pressés de rejoindre leur salle de classe pour vraiment s'y attarder. Sans doute en parleraient-ils pendant leur pause ... Il n'avait cours qu'à 10h, ce qui lui laissait un peu de marge et lui permettait surtout de ne revenir au dojo qu'une fois certain qu'Eiji n'y était plus. Finalement, il avait encore fui ...

Entre la main qui le repoussa fermement, sans laisser d'autre option que de reculer à moins d'être brutal, ou de son nom de famille prononcé aussi posément, comme pour n'importe quel élève, Eiji n'aurait su dire ce qui était le plus douloureux. Dans les deux cas, le désaveu était là, aussi clair et net qu'un shinai brisé à ses pieds, laissant le jeune homme silencieux et perdu, cherchant un reflet dans les yeux de Jiro pour comprendre qu'il ne s'agissait que d'une erreur passagère. Mais contrairement au moment précédent, le regard de son sensei ne le fuyait pas, restant parfaitement clair et déterminé même si un peu triste. Pas le regard de quelqu'un d'indécis, mais celui de quelqu'un qui fait quelque chose de peu agréable mais qu'il ne peut pas repousser. Ce regard comme sa voix mouchèrent dans l'oeuf tout espoir déjà fragile de la part du kendoka. Déjà ? C'était déjà ça, la fin ?
Sur un conseil d'un calme professoral, Jiro quitta la pièce avant qu'il ne trouve de quoi répondre, le laissant seul avec ses sentiments et sa panique croissante. Longtemps l'adolescent resta inerte, retournant incessamment dans son esprit les phrases qu'il aurait pu dire, les réponses qu'il aurait du avoir, ou même simplement les gestes qu'il aurait du faire pour empêcher Jiro de fuir sans lui laisser la possibilité de donner son avis. Ils étaient deux là dedans, non ? Sauf que Jiro avait clairement fait savoir qu'il ne voulait pas de deux, ou de nous. Juste... le constat d'une erreur qui ne devrait pas se répéter.

Le regard d'Eiji s'égara sur l'arc de bambou, délicatement posé sur le parquet du dojo. Eut-il été plus rancunier, ou moins respectueux du dojo et du matériel qui s'y trouvait, qu'il aurait pris l'arc pour le briser, laissant sa colère s'exprimer sur ce qui avait attrait à Jiro de près ou de loin. Le jeune homme ramassa l'arc et le tint un moment, avant de prendre une profonde inspiration et de commencer à déserrer la corde pour le mettre en position de repos, prenant le temps de s'occuper de l'arc avant de le ranger sagement dans son étui. Sans se départir de ses gestes soigneux et calme, il se dirigea vers les cibles où il retira les flèches, contemplant un instant les tirs excentrés. Parce qu'il l'avait troublé ? Qu'importe apparemment, Jiro ne comptait apparemment plus lui laisser cette possibilité.

Le lycéen serra les dents en ramenant les flèches et l'arc à la réserve où il les déposa en évidence devant les autres arcs, là où son sensei pourrait les trouver sans difficulté quand il reviendrait les chercher, probablement quand il le serait plus là. Heureusement pour lui, l'homme avait eu la décence de ne pas vaquer à ses petites occupations alors qu'il était encore dans le dojo, sous le choc de sa déclaration.
Une fois ces menues taches accomplies, sans plus rien pour lui occuper l'esprit et les mains, il resta immobile, quasiment inerte, désemparé devant l'ampleur de ce qu'il avait à affronter. D'un oeil extérieur, c'était presque... vexant. Tout ce qu'il avait affronté comme tourments auto-infligés pour accepter d'embrasser un autre homme, pour ensuite se voir purement et simplement rejeté... Le jeune homme laissa échapper un bref éclat de rire. S'il avait été une midinette qui lisait trop de livres d'amour sordides, il aurait été tenté de grimper jusqu'au toit du lycée pour se jeter par dessus la rambarde. Mais il n'était ni une fille fragile, ni suicidaire. Juste malheureux.

Avec un soupir, Eiji tourna et vira un moment dans le dojo, cherchant quelques autres taches pour s'occuper. Redresser un shinai qui avait glissé de son support, retirer la trace de poussière sur le shoji, puis prendre le temps de refermer toutes les cloisons quand l'heure avança, signifiant qu'il avait intérêt à se dépêcher s'il voulait arriver en cours à l'heure. Quelques secondes, la pensée de sécher, ou du moins d'arriver en retard, à son prochain cours flirta dans son esprit, tentante, avant qu'une part plus logique de lui ne la repousse fermement. Il avait déjà séché des cours, ses notes étaient en deça de ce qu'il faisait habituellement... il avait déjà perdu mal de chose aujourd'hui, était-ce nécessaire de rajouter l'échec scolaire à la liste ?

Le bruit résonna dans tous le dojo quand le poing du jeune homme rencontra la paroi de bois du dojo dans un fracas qui fit trembler les frêles cloisons de papier. La douleur remonta le long de son bras avant de fluctuer, vive et brulante le long de ses nerfs, mettant un point d'ancrage physique à ce qu'il ressentait. Ce n'était ni la première fois, ni la dernière fois qu'il frappait dans un mur... avec l'impression ironique qu'il l'avait plus fait ces dernières semaines que toute sa vie durant. Quel abruti il faisait... n'apprendrait-il jamais ? Eiji fit un pas en arrière avant de faire volte-face. Autant garder un peu d'amour-propre et essayer de faire croire que tout allait bien. Quelques minutes plus tard et le jeune homme sortait du dojo, relativement composé. S'il n'y pensait pas, il finirait bien par croire que rien ne s'était jamais passé...