A son poste il était peu courant qu'elle se retrouve directement confronté aux élèves. Cela arrivait, bien entendu, lorsque ceux-ci étaient convoqués devant le directeur ou avaient rendez-vous, accompagnés de leurs parents, devant son patron. La majorité du temps toutefois elle devait gérer les parents et autres adultes qui avaient un intérêt à venir la voir ou l'appeler. Parfois, elle se retrouvait donc au cœur de problème qui ne concernait ni l'école, ni elle-même. Problèmes familiaux, bien sûr, que l'expérience lui avait appris à repérer bien plus rapidement qu'à ses débuts.

Lorsqu'elle avait eu la femme au téléphone, elle ne s'était pas méfiée immédiatement. La mère de l'élève présentait bien au téléphone, avait fait preuve de patience autant que d'amabilité et lui avait présenté son problème suffisamment clairement pour que Radha ne s'agace pas à l'autre bout du téléphone. Seul un rapide coup d’œil au dossier du troisième année avait fait naître chez elle un commencement de soupçon, constatant que celle qui l'appelait n'avait plus aucune autorité parentale sur son fils et qu'il paraissait assez surprenant que lui-même ne donne aucune nouvelle. Qu'il faille blâmer le père ou non pour ce fait, elle s'en moquait : tout ceci ne la regardait pas et elle ne tenait pas à s'en mêler. Tout juste accepta-t-elle le rendez-vous avec le directeur, notant pour elle-même sur un post-it de contacter l'élève pour lui parler de cela avant.

Il y avait déjà quelques temps qu'elle avait parlé au Président des élèves pour la première fois. Nettement meilleur que les deux prédécesseurs qu'elle lui avait connu, la jeune femme appréciait son efficacité comme elle goûtait à celle de l'intendant. Par ailleurs, les deux hommes se ressemblaient sur bien des points, à commencer par un goût immodéré pour les discussions brèves et efficaces. Ainsi elle ne fut pas surprise de voir Fugiwara arriver à l'heure pile à laquelle elle l'avait convoqué pour discuter du rendez-vous avec.

« Bonjour Fugiwara-kun. Je t'en prie assieds-toi face à moi. »

Elle profita qu'il s'exécute après les salutations d'usage pour enregistrer son travail, puis se désintéressa de l'ordinateur. Son regard se posa tranquillement sur le jeune homme alors qu'un sourire poli étirait ses lèvres.

« Je t'ai fait venir suite à un coup de téléphone de ta mère datant de ce matin. » Son regard se montra attentif à l'expression du brun. « Elle souhaite s’entretenir avec le directeur et toi à propos de tes études. Ton dossier mentionne toutefois qu'elle n'a plus d'autorité légale sur toi et il nous a semblé, à Monsieur Takehiko et moi-même, qu'il valait mieux en discuter ensemble auparavant. »

Une dernière formule, un dernier calcul, une conclusion pour expliquer les résultats et, pour finir, un petit paragraphe sur les précautions d'usage à la manipulation de tels produits. Kantaro relut rapidement son devoir de sciences avant de le ranger sagement dans son sac et de jeter un coup d'œil à l'horloge de son portable. Il avait encore le temps de fureter dans la bibliothèque à la recherche de quelques livres. De quoi passer le temps de façon relativement agréable et, surtout, de ne pas trop penser à sa convocation.

C'était agaçant. D'habitude, lorsque la secrétaire du directeur le convoquait, elle précisait toujours le motif de leur entrevue, afin qu'il puisse se munir du ou des dossiers nécessaires. Il ne la voyait que dans le cadre de ses fonctions de président des élèves et, malgré ses réticences initiales, devait avouer qu'il appréciait son professionnalisme. Leurs rencontres étaient toujours brèves et basées sur l'efficacité. Après l'intendant, c'était la personne avec laquelle il préférait travailler. L'indienne réussissait presque l'exploit de lui faire oublier que c'était une femme.
Pourtant, cette fois-ci, il n'y avait rien de spécifié sur la convocation, ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : c'était personnel. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Voilà la question qui occupait ses pensées depuis qu'il avait reçu le message. Vraiment agaçant...

A l'heure prévue, Kantaro toqua à la porte. Il salua la jeune femme avant de répondre à son invitation et de prendre place sur le siège désigné. S'il n'appréciait pas ne pas savoir pour quelle raison il se retrouvait là, cela ne se voyait en rien dans son attitude. La carapace forgée au cours des années ne s'effritait pas si facilement. Dommage qu'il n'ait pu prévoir que la secrétaire aborderait le seul sujet capable de le faire sortir de lui-même...

Livide depuis que le mot honni avait été prononcé, Kantaro s'efforçait d'intégrer les informations énoncées tout en tentant désespérément de garder un semblant de calme apparent. Tentative vaine : la première phrase l'avait déjà mis hors de lui... Et que dire de la seconde ? La blancheur des articulations de ses poings serrés, n'avait d'égal que la flamme haineuse de son regard.
De quel droit se permettait-elle ?
Kantaro se mordit la lèvre avant de prononcer la phrase à voix haute. Il ferma les yeux et inspira profondément, le temps de se calmer - ou du moins de retrouver suffisamment de maîtrise de soi pour pouvoir parler.

" Il n'est pas nécessaire de donner suite à cette demande. Le temps de Monsieur Takehiko est bien trop précieux pour qu'il le perde à rencontrer... cette femme... "

Il avait hésité un instant sur le terme, mais employer le mot mère pour parler de celle qui l'avait mis au monde était hors de ses capacités. Mlle Sakamoto n'avait de mère que la fonction biologique...

Les entrevues avec le jeune homme étaient toujours brèves, mais efficaces. Il restait impassible et faisait son travail, elle de même. De part la nature personnelle de celle-ci, Radha s'était évidemment attendue à ce que les réactions du garçon ne soient pas parfaitement identiques à l'accoutumée. Néanmoins, elle n'avait pas envisagé le voir se décomposer puis opter pour une colère aussi vive. Fugiwara-kun lui avait toujours fait l'impression d'un jeune homme calme doué d'une grande force intérieure, le genre qui pouvait aller loin sans faire de remous pour autant. Cette énergie, quoi que convertie en fureur pour l'instant, était maintenant tout à fait perceptible.

« Comme vous le savez déjà, je représente le directeur et à travers lui l'école. Il est évidemment de notre devoir d'être attentif au bien-être des élèves, vous y compris, et de nous assurer de ne pas vous perturber plus qu'il ne le faudrait. Néanmoins... Je pense que vous comprendrez sans peine que je ne peux annuler ce rendez-vous sans davantage d'explications. »

Non qu'elle tînt à connaître l'affaire dans les moindres détails, mais c'était également l'occasion de statuer sur le comportement du directeur à l'avenir si la mère du garçon se manifestait de nouveau. Il y avait anguille sous roche et c'était là une chose manifeste, tant et si bien que si l'Indienne ne voulait en aucun cas jouer les psychologues, il lui fallait tout de même savoir à quoi s'en sentir.

« Votre dossier scolaire mentionne uniquement qu'elle n'a plus d'autorité sur vous. Y a-t-il autre chose de cette importance que nous devrions savoir ? »

Montrer à autrui ne serait-ce qu'une parcelle de ce qu'il pouvait ressentir à l'égard de cette femme, lui était tout aussi détestable que d'en entendre parler. Mais la colère se montrait une fois de plus la plus forte, prenant le dessus sur l'impassibilité légendaire du président des élèves. Arriverait-il un jour à se sentir suffisamment détaché pour ne plus succomber à cette haine dévorante ? Ou au moins à ne plus la laisser paraître ? Cela faisait pourtant huit ans... Sans doute l'adolescence ne l'aidait-elle pas.

En attendant, Kantaro essayait de canaliser sa rage, serrant les poings et les dents et réfrénant son envie de quitter les lieux en claquant la porte. Ne pas céder à un mouvement d'humeur. S'il voulait pouvoir répondre et régler le problème, il devait rester concentré sur ce que lui disait Nalini-san.
Ce fut un soupir résigné qui fit office de première réponse. Pourquoi un simple refus ne pouvait-il pas suffire ? Il avait beau savoir que tant qu'il était encore mineur il n'échapperait pas à ce genre de situation, il aurait tellement aimé pouvoir simplement dire non sans avoir à se justifier.

" Mademoiselle Sakamoto n'a... pas le droit de m'approcher sans la présence des services compétents."

Sa mâchoire se crispa un instant. Prononcer ces mots lui coûtait à chaque fois, car ils révélaient bien trop de choses. Malgré tout, sa voix ne tremblait pas, et le ton fut plus que glacial lorsqu'il énonça la suite.

" Veuillez m'excuser de ne pas l'avoir signalé dans mon dossier. Je ne pensais pas que cette information s'avèrerait nécessaire. Vous comprenez à présent que ce rendez-vous ne peut être. "

Estimant que tout avait été dit cette fois, Kantaro se leva, mettant fin d'autorité à l'entretien. Ses nerfs avaient été suffisamment malmenés comme ça. Le corps tendu, il s'inclina malgré tout devant l'assistante du directeur.

" Je vous remercie de m'avoir prévenu. Je suis désolé que vous ayez été importunée par cette personne et ayez perdu votre temps inutilement. Soyez assurée que je ferais le nécessaire pour que cela ne se reproduise plus. "

Sans un mot de plus, il quitta le bureau, s'appliquant plus qu'il ne fallait pour fermer la porte sans la claquer. Dès qu'il fut hors de portée des secrétaires, Kantaro fila vers les terrains de tennis. Il fallait absolument qu'il se défoule avant d'appeler Ryo, qu'il ne décharge pas sa colère sur lui. Et après... trouver Hugh... et rester avec lui pour oublier un peu...