S'il y avait bien une chose que Ranmaru détestait dans son travail, c'était les virées dans la petite pièce aveugle qui servait d'archives à tout le travail administratif. A l'heure de l'informatique et des données virtuelles, la conservation des données en format papier était quelque chose qui lui semblait honteusement régressif. Certes, il avait beau en connaître tous les avantages, voir la nécessité face aux risques des bugs et autres dysfonctionnements informatiques, la réponse était la même : dès qu'il se retrouvait à devoir porter un classeur aux archives, la même réaction épidermique revenait. Sans oublier l'agacement par rapport aux hauts-cris des secrétaires si il leur demandait : elles n'allaient quand même pas s'occuper d'archiver son travail, non ? Il espérait que le nouveau secrétaire serait plus compliant, sinon il allait vraisemblablement tuer quelqu'un avant la fin de l'année scolaire.

Il aurait du savoir que la porte se refermant sur lui dans un grincement sinistre n'était pas le signal pour noter distraitement de demander à un technicien de passer voir s'il pouvait faire quelque chose pour les gonds, mais bien de quelque chose de bien moins agréable à venir. Satanés yokais moqueurs.

La première secousse le surprit, l'envoyant se cogner contre le mur comme un avion en papier mal lancé. La seconde lui permit d'identifier le tremblement pour ce qu'il était sans l'affoler plus que ça. Comme tout japonais, Ran était habitué aux séismes fréquents et rompus aux exercices de sécurité qu'il avait répété toute sa vie durant. Ce qui était moins prévisible, c'était les étagères instables de la pièce qui commencèrent à trembler sur leurs bases dans un bruit infernal qui amena l'intendant à se coller contre un mur, inquiet de la suite des événements.
La seconde secousse donna raison à son inquiétude, quand une des étagères céda et s'écroula, envoyant vers lui une pluie de cartons/classeurs et autres feuilles de papiers.

Le grondement cessa, lui permettant d'établir plusieurs constants.
En premier lieu, le papier pouvait se montrer fourbe : au moins un de ces classeurs allait lui laisser un bleu, voir plusieurs sur le corps, là où il avait été cogné.
Ensuite, que le papier avait été réellement fourbe : s'il l'avait à peu près épargné, ce n'était pas le cas de ses lunettes, arrachées par il ne savait quoi dans le mouvement brusque et perdues maintenant sur le sol.
Et le dernier et non des moindres, était que l'ampoule n'avait pas résisté à sa rencontre avec le haut de l'étagère, implosant dans un charmant petit clac qui l'avait plongé dans une obscurité totale qui rendrait difficile pour lui de retrouver ses lunettes. Ou simplement la sortie.

D'une main tremblante, l'intendant tendit le bras devant lui, tâtant avec nervosité l'étagère en travers de son chemin. La sortie était-elle en face, comme la logique le voudrait, où avait-il était ballotté de côté avec les secousses ? Comme pour confirmer ses doutes, une dernière secousse le força à faire un pas de côté pour garder son équilibre, s'achevant sur un horrible craquement de verre brisé.
Maintenant, la situation ne pouvait plus empirer.

« Il y a quelqu'un ? »

En espérant que tout le monde ne soit pas sorti du bâtiment. Et oui, tout pouvait toujours empirer.

Tout le monde n'était pas sorti, non. En fait, une majorité des travailleurs du bâtiment administratifs était même restée, bien cachée sous les tables alors que le séisme faisait trembler murs et meubles. Si Akutsu avait pu, il les aurait rejoint, mais il quittait le bureau de la secrétaire de direction lorsque le tremblement de terre l'avait surpris. Bien positionné dans le chambranle de la porte, endroit qu'il savait être l'un des plus solides du bâtiments, il attendit que le grondement passe avec une certaine patience et un calme olympien. Un mince sourire étira ses lèvres à la fin des premières secousses alors qu'il regardait du côté du bureau de Nalini-san. Pour un peu, il regrettait de ne pas avoir pu venir se cacher avec elle, collé contre l'indienne sous un bureau étroit.

La reprise des tremblements ne le fit guère réagir davantage. S'y attendant, il n'avait pas bougé et une fois celle-ci terminée, il se frotta les mains, regardant le bureau autour de lui. Quelques objets étaient tombés, dont un cadre et deux vases d'ailleurs, mais globalement peu de dégâts. L'Indienne se redressa assez vite, visiblement peu perturbée elle non plus. Il ignorait depuis quand elle vivait au Japon mais quelque part, Akutsu supposait que même peu habituée aux séismes, elle ne se serait pas permise de laisser transparaître une quelconque faiblesse.

« Je vais voir le directeur, vous devriez aller vous occuper des élèves.
- Pas besoin d'aide pour votre bureau ?
- Ça ira, merci. » Elle marqua une pause, puis lança à contrecœur : « Mais vérifiez auprès des secrétaires si tout va bien, si ça ne vous dérange pas.
- Pas de problème ! A plus tard Nalini-san ! »

Akutsu quitta la pièce promptement, non sans un dernier coup d'oeil à la secrétaire dont le tailleur mettait en valeur sa chute de reins. Un sourire aux lèvres et sifflotant, il se rendit auprès des secrétaires déjà affairées à ranger pour se remettre à travailler au plus vite – elles seraient en ligne de mire pour régler toute la paperasse administrative qu'il ne manquerait pas d'y avoir. Ou ils, plutôt, puisque parmi elle se trouvait maintenant un homme, homme entre les mains duquel il les abandonna.

Seule une voix assourdie l'empêcha de quitter les lieux aussi sec. Une voix qu'il connaissait, en fait, mais ne l'entendant plus pendant quelques secondes, il resta immobile pour vérifier qu'il ne rêvait pas. Et il n'hallucinait effectivement pas. Un second appel à l'aide l'attira vers la porte des archives – tiens, ça n'était même pas surprenant de trouver l'intendant dedans ! Akutsu dut néanmoins forcer la porte pour parvenir à l'ouvrir, la main encore vaguement douloureuse lorsqu'il put dégager le battant en grand et permettra à la lumière de pénétrer la pièce dorénavant dans l'obscurité. Et avec cet apport, permettre à son colocataire de s'extirper d'un véritable chantier, en témoignant les papiers et débris qui tombèrent doucement sur ses pieds.

« Ça va aller ? Pas trop de casse Murakami-san ? »

Et si sa voix semblait inquiète, c'était moins à cause de l'état de la salle que du visage perturbé d'un homme qu'il n'avait jamais vu si fragile.

Une minute, cinq minutes, une heure ?
Les mains crispées à s'acharner pour essayer de pousser l'étagère sans y voir quoi que ce soit, l'intendant aurait été incapable de dire combien de temps avait passé depuis que la lumière avait fui. Bien trop longtemps, c'était sa seule certitude.
Deux choses l’empêchaient de paniquer complètement dans le noir total : son côté bien trop têtu qui s'escrimait à s'auto-convaincre qu'il ne pouvait pas s'être passé bien longtemps depuis le séisme et que vu le nombre de personnes présentes dans le bâtiment, quelqu'un finirait forcément par voir où était passé l'intendant au mauvais caractère. La seconde, beaucoup plus pragmatique, était sa tentative d'avancer dans le noir en repoussant les objets. Et pour être honnête, sa quête vaine dans le noir mais qui le raccrochait à quelque chose de tangible assurait bien mieux son rôle pour lui éviter de perdre pied.

Il détestait le noir. Il ne voyait pas. Rien, pas même la fine lueur qu'il savait pourtant venir de sous la porte et qui aurait été le salut de n'importe qui d'autre. Non, sa fichue rétine refusait de prendre en compte ce petit détail, le laissant juste enveloppé dans les ténèbres les plus épaisses.
De toute façon, même s'il y avait eu sa lumière, sans ses lunettes il n'aurait pas été capable de faire mieux, incapable de distinguer quoi que ce soit à plus de deux mètres. Mais myope ou non... la lumière aurait été la bienvenue.

Nouvel appel, encore une fois sans réponse.
Jusqu'à ce qu'un coup résonne sur la porte, puis un autre, jusqu'à bruit plus sourd trahissant l'ouverture de la porte, confirmée par la voix inquiète de son colocataire. Pour une fois, nul agacement n'accompagna l'arrivée impromptu du jeune professeur d'anglais qu'il aurait presque embrassé pour le remercier. Fort heureusement, un monceau de débris et d'étagères lui interdisait de s'approcher. Et le minuscule détail qu'il n'était même pas sur de regarder précisément dans la bonne direction. Il devinait plus la lumière qu'il ne la voyait, mais ses yeux ne semblaient pas encore vouloir jouer le jeu et réussir à revoir correctement sans un long moment d'adaptation . Bouger dans ces conditions était un jeu de hasard auquel se soumettre devant témoin le dérangeait quelque peu.

Inspirant longuement, il s'efforça de parler lentement, essayant d’enrayer la presque panique qui l'étreignait encore un instant avant de réapparaître.

« Non, seulement mes lunettes en fait. »

Ainsi que son ego et une partie de sa santé mentale. Rien qui ne soit parfaitement réparable en somme.

Il avait envie de le prendre dans ses bras. Étrange comme ce genre de pulsion pouvait le saisir au corps en un instant, si fortement qu'il fut sur le point d'avancer pour s'exécuter. Le regard de son colocataire était dirigé vers lui, mais encore plein de peur et d'incertitude. Akutsu avait déjà bien remarqué qu'il voyait mal : même avec ses lunettes il arrivait à l'intendant de se montrer particulièrement maladroit ou de ne pas remarquer certaines choses dans son champ de vision. Néanmoins il peinait à croire que la chute des lunettes soit la seule responsable de cet état de panique et il doutait que le séisme lui-même en fut également à l'origine.

« Venez vers moi, je vais vous aider à sortir de là. »

Le jeune rouquin s'avança pour pouvoir guider l'intendant, enjambant ou chassant du pied quelques débris qui gênaient. Peu importe s'il voyait assez ou non pour le faire, il semblait encore tellement perturbé qu'Akutsu ne résista pas à lui poser doucement la main sur le coude pour lui indiquer la direction autant que pour assurer un simple contact qu'il souhaitait rassurant. L'enseignant se garda néanmoins de donner une quelconque impulsion pour faire avancer son colocataire vers lui, préférant que ce soit celui-ci qui initie le mouvement.

« Il vous reste une autre paire de lunettes à l'appartement ? »

Ranmaru sursauta au contact de la main d'Akutsu sur son avant-bras, retenant au dernier moment un mouvement de recul qui ne l'aurait mené à rien si ce n'est à mettre les pieds dans un classeur. Pourquoi ses nerfs se refusaient-ils maintenant à suivre l'avis de son esprit alors que tout indiquait que le calvaire était fini ? La porte était ouverte, quelqu'un était présent, il allait bientôt pouvoir retrouver la sécurité de son appartement bien éclairé, même si un peu dévasté, et une autre paire de lunettes. L'intendant hocha la tête en avalant convulsivement.

« Oui, je suis trop myope pour ne pas prévoir ce genre de cas. »

Même sa voix, éteinte, ne lui ressemblait pas. Il n'aurait pas été surpris de découvrir qu'il tremblait un peu.

Hors de question.

C'était tout simplement hors de question qu'il reste aussi inerte et tremblant qu'un veau avant l'abattage, au bord de la crise de nerf. D'un geste bien trop vif pour être réfléchi, Ran avança, manquant de se heurter à une des étagères. Heureusement pour lui, Akutsu le guida vers la sortie, néanmoins sans pouvoir réussir à l’empêcher de se cogner les jambes ou de se prendre les pieds dans ce qui traînait et qu'il était incapable de discerner. Si la lumière était revenue en quantité suffisante pour qu'il ne soit plus complètement dans le noir, son champs de vision réduit et sa myopie n'avaient pas disparu pour autant. Pour un peu, il aurait eu l'impression d'être dans un de ses cauchemars récurrents où il se retrouvait à devoir se déplacer dans un endroit jonché d'objets hétéroclites alors que sa vue se dérobait petit à petit, se refermant sur un unique petit point droit devant lui. A la différence qu'il était toujours seul dans ses rêves.

La... sortie ? Ranmaru la discerna à peine, avec juste l'impression nette d'une lumière plus importante alors qu'ils sortaient de la pièce aveugle. Ah si : il n'y avait plus rien devant lui pour l’empêcher d'avancer droit.

« … une seconde. »

Le japonais s'arracha presque de sous la main de son collègue pour aller se coller dos au premier mur possible pour essayer de retrouver un reste d'équilibre, seul. Peine perdu. Il se laissa glisser jusqu'à se retrouver assis, pitoyable et tremblant, incapable de se redresser même s'il l'avait voulu.

Il doutait que ce soit génétique, mais tout en lui pourtant criait pour venir au secours de son colocataire. L'intendant était perdu, mal en point, en état de choc à l'évidence. Sa voix n'avait pas la vivacité si perceptible d'habitude, pas même les teintes acerbes qu'il lui connaissait si bien. Il ne se laissait pas abattre pourtant et d'un mouvement vif se mit en marche. Surpris par le geste, le voyant près de heurter une étagère, Akutsu ramena devant lui sa seconde main pour le retenir s'il chutait. Murakami resta néanmoins sur ses deux jambes, même si à chaque fois qu'il se prenait les pieds dans quelque chose, il était difficile de savoir qui du roux ou du concerné grimaçait le plus.

« Comme vous voudrez. » répondit-il simplement une fois sorti de la pièce, bien qu'il n'ait en vérité guère le choix.

Son colocataire s'était dégagé de lui-même, un peu vite sans doute, pour venir s'appuyer contre un mur. Et glisser le long, dans un état sensiblement identique, voire pire, qu'avant de sortir des archives. N'y résistant plus, Akutsu vient s'asseoir à côté de lui et passa son bras autour de ses épaules pour venir l'attirer contre lui. Avec le recul – et peut-être même sans – Murakami n'apprécierait sans doute pas, mais il refusait de le laisser dans cet état, seul avec lui-même.

« Eh ! c'est fini maintenant... »

Sa main caressait doucement les cheveux du brun tandis qu'il n'ajouta rien de plus. Il n'y avait pas grand chose à en dire. Pour une raison quelconque, la peur de se retrouver enseveli sous les étagères, la peur du noir, la claustrophobie ou il ne savait quoi, son colocataire avait eu une grosse frayeur. Les mots n'y changeraient rien.

C'était fini.
Fini ? Non, ça ne faisait que commencer. L'exemple brutal de ce que serait sa cécité, son incapacité à se déplacer seul sans se cogner, sans aide et pire, l'angoisse indicible du noir qui se refermerait un jour sur lui. Sans oublier la presque panique de ne pas savoir exactement quand ou comment cela se produirait. A chaque fois qu'il était dans le noir revenait le titiller l'idée qu'il ne reverrait peut être plus ensuite... comme là.

Un bref rire nerveux secoua les épaules de l'intendant, rire qu'il eut tôt fait de contenir en posant sa main sur sa bouche. La présence du professeur d'anglais à ses côtés restait anecdotique à l'instant, un détail humiliant de plus dans ce qui était déjà un fiasco total à son esprit. Ranmaru secoua nerveusement la tête sans qu'un sens soit facilement apportable au mouvement. Si on lui avait demandé clairement, il n'aurait pas été capable de dire à quoi il répondait. Il savait juste qu'Akutsu avait parlé et que, vaguement, dans son esprit, il fallait y répondre .

Petit à petit son esprit finit par reprendre ses droits, s'accrochant aux moindres détails : d'abord à l'inconfort physique, certains muscles lui rappelant cruellement qu'il allait avoir des ecchymoses là où il s'était cogné. Sur le fait qu'il était assis à même le sol dans le couloir du bâtiment Edo, à la vue de tous, même si le personnel devait être fort occupé à vérifier les dégâts avec le séisme. Sur le minuscule détail qu'il était appuyé sur l'épaule de quelqu'un qu'il ne connaissait pas particulièrement et que celui-ci le gardait contre lui pour le rassurer. D'un geste nerveux, Ranmaru se redressa brutalement pour s'arracher de l'étreinte, lui jetant un regard aussi noir qu'il le pouvait étant donné qu'il voyait une masse floue en lieu et place du jeune homme.
S'accrocher à l'agacement plutôt qu'à la crainte... voilà qui le ferait plus aller de l'avant. Le choix était vite fait.

« Il faut que je retourne à l'appartement récupérer mes lunettes. Et voir les dégâts la-bas aussi. »

Il ne devait pas faire tellement illusion, surtout en se relevant en s'appuyant sur le mur, aussi assuré sur ses jambes qu'un poulain nouveau-né, mais le besoin viscéral de se bouger, d'être utile et ne surtout pas s'arrêter se faisait ressentir.

Akutsu ne s'offusqua pas du regard noir qui lui était destiné. Son colocataire étant perturbé et adepte, de toute façon, des yeux revolver, le jeune rouquin ignora avec la force de l'habitude le mécontentement de l'intendant. Il hocha toutefois la tête en signe d'assentiment et se redressa, puis épousseta son pantalon.

« Je viens avec vous. »

Une part de son esprit lui rappela qu'il devait voir du côté des élèves également. Néanmoins, eux seraient entourés alors que le brun risquait de chuter dans les escaliers ou se blesser d'une façon ou d'une autre en tentant de rejoindre leur appartement. Il avait la priorité.

« Que faisiez-vous dans les archives au fait ? »

Ranmaru détesta instantanément son colocataire d'insister pour le raccompagner jusqu'à leur appartement, enfin le détesta encore plus pour avoir besoin de lui en cet instant et en profiter pour s'imposer. Le fait qu'Akutsu n'en joue en aucune façon n'était absolument pas le cœur du problème. En toute bonne foi, l'intendant aurait même pu reconnaître que le jeune homme était étonnamment posé et peu insistant pour quelqu'un qui en temps normal ne se gênait pour être casse-pied et s'imposant bien trop. Seulement, en cet instant, c'était surtout la colère et la peur qui dirigeait son esprit, et bien un peu de rancœur. Parce que sitôt franchis les murs rassurants, il aurait beaucoup de mal àse diriger sans la présence d'Akutsu à ses côtés.

Une main posée sur le mur – au point où il en était, sa dignité pouvait bien souffrir encore un peu de garder un appui – Ran commença à avancer vers la sortie du bâtiment, devinant çà et là un désordre ou un dégât occasionné par le séisme. Une fois ses lunettes récupérées, il lui faudrait revenir pour aider à ranger un peu et surtout, quand tout serait calmé, évaluer l'étendu des dégats et des travaux à faire. Imaginer tout le travail harassant qui l'attendait pour les semaines à venir était un bon moyen pour tenir à baie l'angoisse encore bien trop présente dans son esprit.

L'ombre colorée à son côté signifiait que, fidèle à sa parole, son colocataire l'accompagnait. Et qu'à priori, il ne considérait pas un lourd silence comme indispensable pour le trajet et préférait le meubler de questions stupides.

«  A votre avis ? Je sais que j'aime m'isoler, mais mon bureau est amplement suffisant en temps normal. »

Atteindre la porte de sortie ne fut pas bien difficile. La franchir, alors que le ciel avait pris une teinte grise franchement maussade en cette fin d'automne, était une tout autre affaire. Le japonais songea à faire demi-tour jusqu'à son bureau sous n'importe quel prétexte – celui de récupérer sa veste restée la-bas par exemple – mais il tordit net le cou à cette idée : reculer pour mieux sauter n'était pas une bonne idée quand on ne voit pas où on va.

L'agressivité était une arme, une défense et dans le cas présent, parfaitement normale. A nouveau, il passa outre et poursuivit sa route aux côtés de son colocataire sans lui reprocher d'être plus malaimable que d'habitude. A dire vrai, dans sa situation, Akutsu n'était pas sûr qu'il se serait montrer davantage avenant que lui.

« Eh bien, vous pouviez aller chercher un dossier ou en ranger quelques uns. Vous voyez, y a le choix des activités. »

Et ce fut bien à d'autres types d'activités dans les archives auxquelles il songea et qu'on pouvait deviner au ton de sa voix, quand bien même il s'imaginait mal l'intendant exhibitionniste. En fait, s'il fallait être franc, il imaginait mal l'intendant autrement qu'intendant, quand bien même il partageait une partie de sa vie en vivant dans le même appartement et savait avoir une passion commune avec lui.

« Dites... Vous sortez voir des amis des fois ? »

Très loin des pensées du professeur d'anglais, Ranmaru ne releva pas. Encore heureux, puisque sa réponse aurait été loin d'être gracieuse en cet instant. L'autre question par contre, le stoppa net. Mais d'où venait cette question ? Et en quoi se permettait-il de l'interroger sur sa vie privée de cette manière ? Ran se retourna net pour faire ça à Akutsu.

« Vous pourriez arrêter de m'imposer tous vos clichés sur ce qu'il est intéressant de faire selon vous ? Je n'aime pas sortir, je n'aime pas discuter et je n'aime pas faire la fête. Content de la réponse ? »

Ran fit volte face et manqua de se prendre les pieds dans quelque chose d'invisible à ses yeux. Heureusement, le mur se montra serviable, comme à son habitude, au prix d'un nouveau bleu. Heureusement qu'il n'avait qu'un chemin à faire pour atteindre la seconde entrée et les escaliers qui menaient à l'étage du bâtiment Edo et son appartement.

Akutsu se rapproche et tendit le bras pour le rattraper, par crainte de le voir chuter parce qu'il n'aurait pas réagi à temps. Crainte d’autant plus forte qu'il l'aurait manqué, effectivement, si le mur ne s'était pas avéré plus efficace que lui pour retenir l'intendant. Il poussa un discret soupir de soulagement et, l'adrénaline redescendant, en revint à la conversation. Presque tuée dans l’œuf par ailleurs.

« Je ne vous impose aucun loisir ou cliché comme vous dites. »

Brève pause durant laquelle il retint un nouveau soupir, attendant que l'autre homme reprenne sa route pour faire de même.

« Vous savez, j'ai des défauts, mais je n'ai pas que ça. Vous faites ce que vous voulez de votre vie, je ne juge pas, mais ça ne m'empêchera pas de vouloir vous connaître un peu mieux. C'est vrai quoi ! on vit ensemble et je ne sais presque rien de vous ! A part que vous aimez la moto et que vous savez poser un peu trop bien pour un type aussi... » Coincé. Le mot mourut dans sa gorge. « Enfin bref, que vous savez poser devant l'objectif. »

A oui, la pause photo. Ce qui avait été un jeu amusant à cet instant, inspiré par l'adrénaline post-course, et qui revenait lui mordre les fesses maintenant. Il aurait du s'en douter que cela ne pourrait pas passer inaperçu. Le japonais s'empêcha de se passer la main sur le visage : il avait déjà assez de mal à voir où il allait pour ne pas se rajouter un handicap en plus.

« Oh, et grâce à cela vous arrivez à en tirer des conclusions ? Bravo. Que nous habitions ensemble et partagions un certain goût pour la moto et la littérature ne signifie que nous devons maintenant être les meilleurs amis du monde et partager nos soirées. Et le fait que je sache poser... a encore moins à voir avec ça. »

La porte vitrée arriva vite, pas tout à fait assez vite à son goût pour interrompre une conversation qui le gênait. Si elle ne fut pas un obstacle, la recherche de l'interrupteur pour éclairer un hall et un escalier autrement sombre fut bien plus délicate, sa main errant sur le mur là où il devait se trouver. Le déclic fut salvateur... l'espace d'une seconde, avant que la lumière ne se fasse pas. Ne manquait plus qu'un soucis d'électricité pour couronner le tout.

« Je suis sûr qu'être aussi aigri n'est pas bon pour le cœur. » s'amusa-t-il, bien décidé à ne pas s'en laisser compter par sa tête de mule de colocataire. « D'autant que vous n'avez jamais passé de soirée avec toi, vous vous réfugiez dans votre chambre à la place. Vous devriez au moins essayer une fois, après vous pourrez dire que je suis insupportable ! »

Bon, ce n'était pas fin (du tout) et il le savait, mais il trouvait une certaine jouissance à jouer les petits cons en cet instant. Et plus important encore (il soupçonnait son frère d'être à l'origine de cette dérive chez lui), il escomptait bien faire oublier à l'intendant les désagréments de la journée en concentrant son esprit sur autre chose. Peine perdue puisque la lumière du couloir ne s'alluma pas.

« Chiotte ! Bon... Vous m'en voulez déjà tellement qu'on n'est plus à ça près. »

Et sans laisser le temps à son colocataire de réagir, il lui attrapa une main pour pouvoir le guider, avançant à tâtons tandis qu'il n'y voyait pas tellement plus que l'intendant.

« Ma chambre n'essaie pas d'avoir le dernier mot au moins. »

La main du jeune homme sur la sienne le figea sur place. Une seconde, il s'imagina même la lui arracher et reculer d'un pas. Mais outre le fait qu'il se serait une fois de plus prit les pieds dans le mur et qu'il aurait probablement tombé, le fait de ne pas se retrouver seul dans l'obscurité... ravalant sa fierté au poil déjà bien ébouriffé, Ran se laissa guider, serrant convulsivement la main d'Akutsu par moment. Etre à nouveau dans le noit, si tôt après les archives... S'il avait su, il serait allé vérifier l'état de son bureau, ou tout autre tache à la lumière. Même sans lunettes.

Dans le noir, il avait beaucoup plus de mal à rassembler ses esprits pour se montrer agressif.

Difficile de continuer à le chercher quand il sentait sa main serrer la mienne un peu plus fort par moment, comme pour s'accrocher à lui et s'assurer de ne pas se perdre. Et tout désireux qu'il était d'aider son colocataire, il ne se voyait pas lui demander tout de go pourquoi il craignait tant l'obscurité. Cela dit, il ne voyait rien, dans l'immédiat, si ce n'était la lumière lointaine d'une lampe qui indiquait la sortie de secours.

Le silence, il en était persuadé, n'aidait pas pour autant l'intendant à ne pas se perdre dans ses craintes. Faute de parler de nouveau, ce fut toujours lentement, mais chantonnant un quelconque air à la mode qu'il poursuivit la route jusqu'à la porte de l'appartement et tâta ses poches pour retrouver les clefs. Clefs qu'il n'avait pas.

« Vous avez vos clés sur vous ? »

La musique allait rester dans sa tête et devenir le nouvel air détesté, si d'aventure il découvrait son titre un jour. Au moins n'avait-il pas eu l'idée de chantonner quelque chose qu'il connaissait et appréciait. D'un geste nerveux, Ran fouilla dans sa poche pour vérifier si ses clés étaient là, tout en connaissant déjà la réponse : elles étaient dans sa veste. Veste restée dans son bureau et qu'il avait hésité à aller récupérer en sortant, négligeant complètement ce genre de détails alors qu'il était encore en état de choc.

« Elles sont dans mon bureau. »

Avec un bref éclat de lucidité, l'intendant nota le timbre particulier de sa voix, trop calme, trop plate, annonciatrice d'une rupture proche.
Pourquoi maintenant alors qu'il avait réussi à ne pas céder à la panique alors qu'il était enfermé seul dans le noir ? Ce n'était rien, juste un contre-temps. Rien qui ne mérite de s'alarmer. Mieux valait penser à autre chose. A la main dans la sienne qu'il allait finir par écraser si ça continuait.

Là, on était mal. Ce fut la seule et unique pensée qui traversa son esprit avant de sentir la main de l'intendant serrer si fort la sienne qu'il ne put s'empêcher de grimacer franchement. Ok, bon, il fallait faire quelque chose et vite. Son colocataire ne tiendrait pas longtemps et... il avait un briquet. Dans sa poche. Un briquet qu'il sortit rapidement de là et alluma le temps de parler.

« Je vais redescendre, d'accord ? Aller chercher nos clefs en bas et je reviens. »

Malgré tout, à force de maintenir le briquet allumé, il finissait par devenir vraiment chaud et il l'éteignit en secouant la main comme si ça suffirait à la refroidir. Ou faire passer la douleur. Akutsu rangea alors l'objet et, avec une hésitation, finit par attirer l'autre homme contre lui encore une fois.

« Dernière ligne droite et vous serez rentré. On va jusqu'à l’escalier ? Vous pourrez attendre là où il y a de la lumière. »

Si après ça, son coloc parvenait encore à le regarder dans les yeux, ça tiendrait du miracle. Pourtant le professeur s'était d'ors-et-déjà résolu à ne pas enfoncer le couteau dans la plaie une fois toute cette histoire réglée, ce qui ne l'empêcha pas de poser sa main libre sur la nuque de l'intendant. Avec de la chance, Murakami se calmerait assez pour ne pas flancher maintenant.

La bonne blague du briquet, lueur à peine assez importante pour percer ses ténèbres et qui disparut au moment où ses pauvres rétines commençaient à capter sa présence. Inerte, Ran se laissa attirer contre Aku, assez proche de l'hystérie pour ne même pas songer à faire ce qu'il aurait fait en dans n'importe quelle autre condition : lui en retourner une. Ou s'éloigner. Voir les deux en même temps.
Ce qui toujours mieux que d'avoir envie de s’asseoir, de fermer les yeux et... quoi d'autre ? Attendre la fin du monde ?
Docile, l'intendant se laissa à nouveau guider vers la lumière, sans pour autant avoir l'illumination qu'une telle description aurait mérité.

«  Je ne vais pas m'effondrer en pleurant. »

Toujours la même voix blanche, à peine plus affirmée maintenant qu'ils s'avançaient à nouveau dans la lumière faiblarde de l'extérieur, jouant avec ses nerfs comme un luthier habile joue avec les cordes d'un violon.
La main contre le mur, il se dégagea de l'autre homme, essayant de se focaliser sur autre chose que sa vision défaillante.

« En pleurant peut-être pas, mais pour ce qui est de ne pas vous effondrer, j'émets un doute. »

L'opposition, encore et toujours, entre ce qu'affirmait Murakami et son propre avis. Il aurait pu le taire pour une fois, mais retrouvé un semblant de relation normale entre eux lui paraissait nettement plus bénéfique. Et lorsque la lumière du côté des escaliers se fit assez forte pour que l'autre homme se dégage et se cale contre un mur, Akutsu reprit :

« Je ferai vite. »

Il n'attendit pas vraiment de réponse, mais resta attentif en descendant les escaliers à un éventuel bruit ou une parole que pourrait lancer l'intendant. Une pensée s'imposa néanmoins à lui : il faudrait demander aux secrétaires une lampe torche. D'une part pour atteindre l'appartement, il faudrait à nouveau traverser l'obscurité, mais une fois la paire de lunettes retrouvée... il faudrait revenir.

Touché.
Vite ? Comment quantifier le temps quand on n'est même pas capable de lire sa montrer ? Vaincu, Ran se laissa glisser au sol, dos au mur, image miroir de sa position au moment où il était sorti des archives un peu plus tôt dans l'après-midi. Si le noir n'était plus total, l'absence de bruit était au moins aussi pesante. L'intendant ferma les yeux et cala son visage dans ses bras, essayant de se convaincre que l'obscurité était de son fait, un choix de position.
Etre passif n'était pas dans ses habitudes et laissé un goût amer dans sa bouche, une impression d'échec. Il avait menti en disant qu'il n'était pas au bord des larmes, à bout de nerfs. Il y avait juste ce quelque chose de pudeur, d'engrainer en lui, qui lui interdisait de se comporter comme une fillette fragile. Et le fait de suranalyser ses réactions était un moyen comme un autre de tenir à baie la crise.

Le japonais sursauta au bruit de pas qui revenaient vers lui et leva la tête en clignant des yeux dans l'espoir de voir quelque chose.

Il avait fait vite en effet. Sitôt hors de vue de l'intendant, il avait presque couru jusqu'à la salle des profs pour y récupérer son manteau et, dans la foulée, s'était dirigé vers le bureau de son colocataire. Il ne se soucia pas vraiment de l'étonnement des secrétaires, se contentant d'une plaisanterie alors qu'il se décida à entrer. Être là sans le propriétaire des lieux lui donnait la désagréable impression d'être un voleur et il lui fallu fort peu de temps avant de partir de la pièce, veste au bras (non sans vérification pour être certain d'y trouver les fameuses clés). Quelques minutes après, il était à nouveau en bas des marches, cette fois un peu essoufflé.

« Me revoilà ! » lança-t-il avant de monter les marches deux à deux. « J'ai votre veste et vos clés, par contre je n'exclue pas que les secrétaires vous charrient ou viennent voir comment vous allez. »

Arrivé devant l'intendant dont la position lui rappelait celle qu'il avait pris en sortant des archives, Akutsu lui tendit la main. Il n'était pas très sûr que l'autre la verrait, mais préférait ménager le peu de fierté qu'il lui avait laissé. Si tant est que Murakami capte le geste. Et réalisa finalement qu'il avait oublié quelque chose dans sa course.

« Merde, j'ai pas pris de lampe torche ! Ça ira quand même pour vous de faire l'aller dans le noir ? On doit en avoir dans l'appartement pour revenir. Sinon je repars en chercher. »

La main tendue était trop mal placée pour être dans son champs de vision dans cet état, si bien que Ran se redressa en prenant appui contre le mur sans même y prendre garde, jambes toujours un peu tremblantes mais tout de même en état de marches. Il pouvait compter sur les doigts d'une main les fois où il avait été aussi content d'entendre une autre voix. Plus tôt dans l'après-midi, une certaine fois près du temple, à son dernier accident de moto... de rares occasions qui lui rappelait à quel point il était humain, faillible, et dépendant des autres malgré ses réticences.

« Elles n'ont jamais eu besoin d'excuses pour me charrier jusque là. »

Le bruit des clés avait comme un parfum de sédatif, et il ne voulait pas le voir s'arréter de si tôt.

« Non, non ! » Personne ne pouvait nier la panique qui sourdait dans ces deux mots. « Au point où j'en suis, j'y arriverai. »

Horrible aveu à se faire et à faire : quitte à ne pas voir, il préférait ne pas être seul. Pour un misanthrope, la pilule était dure à avaler.

Oh... Ça allait être difficile de mettre un joli mouchoir sur tout ce qu'il avait vu de Murakami aujourd'hui. Difficile aussi d'oublier la panique qu'il avait entendu dans sa voix, l'aveu à peine formulé d'un « je préfère que vous soyez là quitte à flipper dans le noir », bien que l'intendant n'aurait pas employé ces mots-là.

Akutsu inspira.

« OK. Alors go. »

Sa main revenue contre lui lorsque son colocataire s'était redressé fut tendue à nouveau, effleura celle du brun plus qu'elle ne la toucha. Lui laisser le choix, cette fois, d'accepter son aide ou de poursuivre avec plus d'autonomie. Quelque part, il n'était pas sûr que cette réaction-là soit meilleure que l'autre : en ne lui laissant pas le choix, Murakami avait eu quelqu'un à maudire. En acceptant de lui-même, il reconnaîtrait une faiblesse. Encore. Avec un peu moins de doute, Akutsu se décida à attraper doucement la main du brun. Qu'il s'agace donc contre lui, ce serait bien mieux.

La main contre la sienne écopa de ce qu'elle avait méritée : être serrée à outrance comme objet contra-phobique difficilement avouable. Mais qui avait la bonne idée de l’empêcher de se cogner contre un mur ou de lui donner l'impression d'évoluer seul dans le noir.
Ranmaru s’arrêta à peu près au moment où son guide s'arrêta, ne se cognant qu'à peine contre lui. Le contact n'aurait pas du être douloureux, mais tous les bleus de son corps se rappelèrent à son bon souvenir, le faisant grimacer un instant.

Vous n'êtes pas doué en chien d'aveugle.
La phrase mourut sur ses lèvres avant même d'avoir eu le temps d'être prononcée, tant le terme aveugle rapprochait trop à une réalité cinglante pour être prononcée. Un instant la bouche ouverte, son esprit tourna à vide pour trouver autre chose à prononcer.

« J'espère que les ampoules ne sont pas cassées ici aussi . »

Plus simple, plus logique, moins dangereux pour sa santé mental.