C'était parfois étrange d'observer comment les choses s'enchaînaient. Surtout quand tout allait si vite. Après que Hugh ait accepté de sortir avec lui, il avait à peine eu le temps de profiter de ce nouveau bonheur pendant une semaine, que tout c'était brusquement mis en branle. La fermeture du lycée, le choix du nouveau, l'inquiétude d'être séparé de son petit ami, le soulagement en recevant les lettres d'admissions, le déménagement, la découverte du lycée et, depuis la veille, son élection en tant que délégué de la classe ...

Pourquoi ses camarades l'avaient élu lui, un nouveau, alors qu'un autre se présentait ? Sans doute parce que l'autre manquait grandement de sérieux, de ce qu'il avait pu en juger dans le court laps de temps passé dans la classe. Ce qui avait soulevé une autre question : pourquoi personne d'autre ne s'étaient porté volontaire ? Kantaro avait eu la réponse quelques heures plus tard, lorsqu'il s'était présenté au conseil des élèves. Visiblement, le président venait de quitter l'établissement pour raisons familiales et ... c'était justement l'ancien délégué de sa classe.
Assumer ce poste était une autre paire de manche, et ses camarades n'avaient sans doute pas voulu courir ce risque. Certes, encore fallait-il que le conseil élise son nouveau président, mais ... D'après ce qu'on lui avait fait comprendre, ils avaient déjà étudié le problème et attendaient juste de savoir si lui acceptait le poste.

Kantaro avait demandé un peu de temps pour réfléchir, même s'il savait déjà qu'il accepterait. Etre président du conseil des élèves, c'était un peu comme être une pieuvre voyeuse au courant de tout grâce aux membres du conseil en guise de tentacules se glissant dans tout le lycée. N'était-ce pas le meilleur moyen pour protéger ses amis ... pour protéger Hugh ... Il allait juste devoir atténuer légèrement sa misanthropie habituelle.

Tous ces évènements l'avaient pas mal remué et il avait passé sa nuit à se promener dans l'établissement, alors qu'il avait cessé depuis qu'il sortait avec Hugh. C'est en lisant le panneau d'affichage du foyer qu'il l'avait trouvée. Une petite annonce perdue au milieu de dizaines d'autres, et qui proposait des cours de russe. Il avait fébrilement noté le numéro de portable et attendu patiemment le matin pour envoyer un texto. La réponse n'avait pas tardée et le rendez-vous fut fixé pour le début d'après-midi.

C'est ainsi que Kantaro s'était retrouvé au foyer, après un déjeuner rapide avec Hugh et Eiji, attendant patiemment l'heure de rencontrer le dénommé Merricks. Il avait oublié son prénom. Ce n'était pas bien grave pour l'instant. Il ne s'agissait que d'une première rencontre. Après tout, pour l'instant, il ignorait le niveau et les capacités du "professeur" ...

Installé dans un fauteuil du recoin où ils étaient censés se retrouver, Kantaro feuilletait les documents que lui avait laissés le conseil. S'il voulait être opérationnel au plus vite, il n'avait pas de temps à perdre et devait s'imprégner de toutes ces informations.

Après deux mois sans réponse, Brian avait presque oublié la petite annonce qu'il avait laissé sur le tableau d'affichage du foyer, proposant des cours de russe aux élèves du lycée. Le numéro inconnu sur son portable, quand il le regarda entre deux clients, le laissa surpris jusqu'à ce qu'il en lise le contenu. Quelques messages échangés plus tard, et un rendez-vous était fixé pour peu après la fin de son travail, laissant le jeune homme curieux sur qui pouvait bien vouloir de cours de russes. D'après ce qu'il avait pu remarquer depuis qu'il était au Japon, les élèves n'étaient pas tellement friands des langues étrangères. Héritage chauviniste de la culture japonaise ou désintérêt pour une langue éloignée et pas tant que ça utilisait dans le milieu international, il n'aurait su dire.

Une fois arrivé au lycée, Brian n'avait pas pris le temps de passer par sa chambre pour se changer, se rendant directement au foyer dans le chemise gris perle et le pantalon noir qu'il avait mis pour travailler. Certes, l'ensemble était un peu trop formel pour une rencontre décontractée, mais au milieu des uniformes des lycéens, il ne dépareillait guère.

Un jeune homme était effectivement installé dans un des fauteuils du foyer, près de la bibliothèque comme il l'avait mentionné. Dans le coin cuisine, deux jeunes filles s'occupaient à confectionner quelque chose, probablement de la pâtisserie vu les odeurs sucrées qui parvenait à ses narines. Toutes deux parlaient à voix basse, créant un arrière-fond sonore tranquille sans être agressif.
Avec un sourire, Brian se dirigea vers le jeune homme penché sur un dossier, s'arrétant à quelques mètres pour s'incliner selon le mode japonais.

" Fugiwara-kun ? Je suis Brian Merricks. Enchanté de te rencontrer."

L'adolescent était un jeune homme d'allure plus que sérieuse, renforcé par ses lunettes et l'air concentré qu'il arborait à cet instant. L'uniforme lui allait parfaitement, sans une ride ou sans un pli, lui rappelant ces jeunes officiers sur les bases de l'armée de l'air qui venaient toujours de prendre leur premier commandement, toujours tellement concentrés sur leur apparence et leur sérieux qu'ils en oubliaient presque de respirer. Si aux états-unis, ce genre de comportement n'était pas dans ancrés dans les mœurs, au Japon c'était celui de la plupart des élèves sérieux qui comptaient bien entrer dans les universités les plus prestigieuses. Que ce soit un élève de ce genre qui l'ai contacté pour des cours de russe n'avait rien de surprenant.

Le jeune homme s'assit sur le fauteuil le plus proche, savourant la possibilité de s'assoir après une matinée passée à piétiner ou à être debout, tassé en équilibre entre deux paires de talons hauts dans le bus. Il était presque sur d'avoir un trou quelque part sur le haut de son pied droit. Il offrit un sourire amicale à l'autre garçon.

" Par où préfères-tu commencer ? Ton niveau, le mien ? "

Plongé dans sa lecture, Kantaro avait fait abstraction des deux pipelettes installées dans l'espace cuisine du foyer, réussissant même l'exploit de ne pas en être agacé. En dehors de ces deux là, il n'y avait personne. Si la plupart devaient être en cours, les aux autres avaient dû trouver le temps plus propice à flâner sur les pelouses du parc pour digérer tranquillement plutôt qu'à s'enfermer au foyer. La brise tiède qui pénétrait dans la salle par les fenêtres ouvertes leur donnait d'ailleurs raison.

L'appel de son nom le fit presque sursauter tellement Kantaro était concentré sur le dossier entre ses mains. Il releva la tête pour voir un jeune homme incliné dans une salutation japonaise quasiment parfaite. Soit il vivait au Japon depuis suffisamment longtemps pour être totalement imprégné de sa culture, soit il était particulièrement consciencieux et attentif à ne pas froisser les susceptibilités. Une vague intuition le faisait pencher pour la seconde option, ce qui était un bon point pour quelqu'un qui allait peut-être devenir son professeur particulier.

Kantaro se leva, refermant le dossier au passage, et s'inclina également. Il ignorait encore à qui il avait vraiment à faire, et préféra donc opter pour une attitude neutre son l'égard.

" Fugiwara Kantaro. Enchanté, Merricks-san. "

La juxtaposition des deux "s" lui fut désagréable aux oreilles autant qu'à la prononciation. Les noms étrangers ne se prêtaient décidément guère aux suffixes japonais. Quoi qu'il y ait des exceptions ... Brown passait assez bien, par exemple ...

Kantaro déposa sur la table basse le dossier qu'il consultait peu avant, et se réinstalla dans le fauteuil tout juste quitté. Le dénommé Brian ne tergiversa pas longtemps, abordant directement le motif de leur rencontre. Un autre bon point s'il faisait montre d'autant d'efficacité en donnant ses cours.
Le jeune homme prit le temps de l'observer un peu avant de répondre. Merricks était calme, posé, et dégageait ce sentiment d'assurance propre à ceux qui savent ce qu'ils font et où ils vont. Au premier jugé, il lui plaisait bien.

" Etant le demandeur, c'est sans doute à moi de débuter ... Je viens d'être transféré dans ce lycée, en troisième année. C'est pour cette raison que ma demande est si tardive. J'espère que ce ne sera pas un souci. Je suis des cours de russe par correspondance depuis deux ans, ainsi que quelques stages de pratique pendant les vacances. Pour le moment, mes résultats sont bons. "

Très bons, même ... Mais c'était un peu trop s'avancer de dire ça pour des examens par correspondance.

" J'ai amené un résumé, si tu veux avoir une idée précise d'où j'en suis. "

Kantaro s'arrêta là. Il devait avoir fait le tour et si Merricks voulait en savoir plus, il lui demanderait directement, tout comme pour consulter le résumé dont il venait de parler. Pour le moment, il attendait surtout que l'autre s'exprime à son tour.

Patiemment, Brian écouta les explications nettes et concises du japonais, tout à son image. Des cours par correspondance alors ? Pour sa part, il était particulièrement sceptique quand à ce genre d'enseignement en langue, surtout sans aucune autre base. Enfin si le jeune homme était aussi sérieux qu'il lui semblait – et il n'avait aucune raison de douter qu'il ne le soit pas- il avait surement de bonnes bases grammaticales et de vocabulaire. Pour le reste, il testerait de vive voix avec lui.

Il accepta la feuille tendue avec une petite inclinaison de tête, a gardant en main sans la lire immédiatement. Il voulait tout d'abord se faire sa propre opinion. Mais en premier lieu, sa propre présentation attendait, sous le regard froid de son cadet. S'il n'avait pas été là, il aurait presque levé les yeux au ciel de son sérieux : il n'était pas à une épreuve de concours avec lui ! Il prit la parole sur un ton doux et calme, presque aussi formel que celui de son interlocuteur. C'était dans ces moments là qu'il remerciait sa mère de lui avoir incrusté dans la tête les différentes formes de politesse japonaise et la manière de s'en servir, ainsi que les circonstances. Le japonais était une langue difficile, non par sa grammaire, mais par les nuances subtiles et difficiles à utiliser pour un étranger. Son travail d'interprète l'avait beaucoup instruit à ce niveau, et elle s'était efforcée de lui faire intégrer tout aussi bien.

" Appelle-moi Brian si cela ne te dérange pas. Les noms étrangers ne sont pas vraiment adaptés aux formules de politesse japonaise. Pour ma part je suis des cours du soir ici, j'ai choisi de faire une année sabbatique au Japon. Concernant mon niveau de russe, officieusement, je suis parfaitement bilingue, officiellement j'ai validé le TRKI1 si ça te dit quelque chose. "

Il reposa la feuille contenant le résumé des connaissances de Fugiwara sur la table basse, bien en évidence entre eux. Derrière eux, les bruits continuaient tranquillement, parfois ponctués d'éclats de rire, et une délicieuse odeur s'échappait maintenant du coin cuisine, dérangeant le jeune homme de manière presque tangible. Ses qualités de cuisinier étaient... sommaires, pourrait-on dire. Il n'y avait pas que pour le côté pratique et sociable qu'il avait choisi de vivre comme interne dans un lycée, mais bien parce qu'il aurait eu de grandes chances de s'empoisonner en vivant seul. Ce genre d'odeur lui faisait regretter de ne pas avoir eu autant d'attention pour la cuisine que pour les cours de physique.

" Si ça ne te dérange pas, je préférerai me faire ma propre idée en discutant un peu avec toi en russe... je regarderai la feuille après. Ca te donnera une idée de mon niveau aussi comme ça. "

Brian regarda le jeune homme, interrogateur. Malgré les autres personnes, la salle était suffisamment calme et grande pour que la discussion puisse se faire sans soucis ni dérangement, mais le concept pouvait tout de même gêner l'autre garçon. Ainsi que le fait d'être "jugé" par un étranger... certaines personnes ne supportaient pas cette idée. D'un autre côté, au Japon, la compétition et les classements étaient omniprésents dans la vie des lycées. Ils devaient probablement supporter ce genre de stress plus aisément qu'un américain.

Kantaro ne put empêcher un sourire effleurer ses lèvres aux premières paroles de son interlocuteur. L'appeler par son prénom, dès leur première rencontre ... La seule personne à lui avoir fait une demande pareille était Hugh, américain lui aussi. Etait-ce ainsi pour tout le monde là-bas ? A l'époque, il avait été incapable de nommer Hugh autrement que par "Brown-san". S'il avait certes changé depuis, ce n'était pas encore à ce point là. Opter pour le tutoiement était déjà beaucoup ... Mais y avait-il une solution intermédiaire ?

Préférant mettre cette question de côté pour le moment, il s'intéressa à la suite, beaucoup plus riche en informations. Ainsi Brian faisait une pause dans ses études tout en suivant des cours du soir. Il fallait soit être inconscient, soit avoir un bon niveau pour faire ce choix. Et le jeune homme ne lui donnait pas l'impression de faire partie de la première catégorie. Décidément, il commençait à vraiment l'intéresser. Et encore bien plus lorsqu'il aborda enfin le sujet qui les amenait à se rencontrer. Bilingue ... Si c'était vraiment le cas, il avait eu une chance incroyable de tomber sur cette annonce. Le sigle en revanche ne lui disait rien du tout, mais il supposait que ça devait avoir un lien avec une validation d'acquis, ou quelque chose dans ce genre. Il n'aurait qu'à vérifier plus tard, ne serait-ce que pour savoir de quoi il s'agissait.

Après un court silence durant lequel le regard de l'américain dévia sensiblement vers le point d'origine de l'odeur sucrée qui commençait à envahir le foyer, celui-ci proposa une petite discussion impromptue en russe. Kantaro redressa machinalement la monture de ses lunettes. Pas qu'il soit vraiment surpris ou gêné, mais s'il y avait bien un inconvénient avec les cours par correspondance, c'était bien le manque de pratique orale. Certes, il avait suivit des stages d'une semaine à chaque vacance mais ce n'était pas vraiment suffisant pour tenir une conversation. Il y avait nombre de choses qu'il savait exprimer à l'écrit et pas à l'oral. En même temps, c'était bien pour palier à cette lacune qu'il avait prit contact avec Merricks ...

" Très bien ... "

Autant commencer directement puisque c'était le sujet. Kantaro reprit la parole d'un ton posé mais hésitant. Il devait régulièrement s'interrompre pour remplacer des mots dont il n'était pas certain par d'autres, et ses formulations étaient très certainement barbares, mais il pensait pouvoir se faire comprendre tout au moins. Il avait travaillé suffisamment dur pour ça après tout.

" Je ne crois pas pouvoir juge ton nibo ... non ... niveau ... avec celui que j'ai act... aujourd'hui ... Je n'ai pas de douter que tu es réellement ... heu ... que tu parles deux langues ... Pardon, je suis meilleur à écrire. Alors, on ... aborde sujet ? "

Avec l'accent japonais en plus, ça devait être peu glorieux. Mais il avait eu ce niveau en anglais aussi à une époque, et il le parlait couramment à présent. Kantaro n'avait pas l'ambition d'atteindre ce niveau en russe, mais il comptait bien aller le plus loin possible.

Un léger sourire étira les lèvres de Brian alors qu'il écoutait attentivement son russe matiné d'accent japonais. La grammaire était un peu bancale, mais la construction syntaxique plus que correcte, tout comme le vocabulaire. Pas si mal pour un débutant qui ne prenait que des cours par correspondance. Certes, mieux valait ne pas parler de l'accentuation quasi inexistante, mais au final, bon nombre de profs auraient surement échangé ce type d'élève contre quelqu'un de plus avancé mais moins sérieux.
L'idée qu'il avait du avoir à peu près ce genre d'accent en allemand il n'y a pas si longtemps l'amusa, sans toutefois élargir son sourire : nul besoin que le jeune homme ne prenne son expression comme de la moquerie envers lui.

" Précisément, je maîtrise parfaitement trois langues et en parle deux autres, mais le russe nous suffira."

Il avait pris la parole lentement, en choisissant spécifiquement des mots peu complexes et en prenant garde à son accent, pour n'y glisser aucune intonation américaine, guère gênante pour la compréhension globale, mais embarrassante quand il s'agissait d'enseigner la langue dans sa forme la plus pure à un étudiant. Quelque part, c'était amusant, de devoir s'appliquer à parler comme sa mère le lui avait enseigné plutôt qu'avec la manière moins formelle et plus souple qu'il utilisait plus régulièrement.

Brian se pencha légèrement en avant, les avant-bras sagement croisés sur ses cuisses, trouvant difficile de rester parfaitement immobile après avoir passé la journée à piétiner. Autant cela ne le dérangeait pas en temps habituel – encore heureux, sinon travailler correctement aurait été une gageure – autant il se surprenait lui-même par ses manques de concentration qui suivaient le travail. En général, il profitait de ces périodes pour faire du tennis ou pour jouer au saxo des morceaux qui ne demandaient pas trop de concentration et se contentaient de lui vider l'esprit. C'était un peu vexant, mais au moins la durée de fatigue "post-travail" diminuait au fur et à mesure qu'il s'habituait au rythme. Il ne perdait pas espoir de ne plus avoir ce soucis d'ici la fin de l'année. Au moins, de cette façon, quand il reprendrait ses études secondaires, il aurait déjà plus l'habitude de travailler à fond.

" Tu as d'autres loisirs en dehors de la pratique des langues étrangères ? "

Une question pour voir la qualité de la compréhension de Fugiwara, et ils pourraient reprendre le japonais pour finir la discussion sur les points plus pratiques, par exemple choisir des heures pour leurs cours. Si l'emploi du temps du lycée devait être facilement défini – bien que probablement très fourni avec les différents clubs et autres réunions qui émaillaient la vie d'un lycée japonais – celui du rônin avait tendance à varier chaque semaine, en fonction des horaires de travail. Heureusement, il n'était pas à temps complet, ce qui lui laissait largement assez de temps pour s'organiser. Le choix s'était posé à son arrivée à Hachioji, et il avouait avoir pris la solution un peu plus simple, sachant que ses parents étaient là pour l'aider un peu : le but étant de pouvoir continuer à étudier et à profiter de son expérience au Japon, non de devoir s'abrutir au travail.

Difficile d'interpréter le sourire qui flottait sur les lèvres de l'américain. Kantaro ne le connaissant pas, la traduction en devenait hasardeuse. Mieux valait ne pas s'y essayer. Dans le domaine de la traduction, il avait de toute façon bien assez à faire avec la langue dans laquelle ils étaient en train d'échanger. Contrairement à l'anglais, qu'il maîtrisait couramment, et à l'espagnol, où il atteignait à présent un bon niveau, il avait encore besoin de penser ses phrases avant de les énoncer en russe. Un exercice qui lui demandait une concentration plus soutenue.

Et c'était valable aussi dans le sens inverse. Kantaro se répéta mentalement ce que venait de dire Brian pour être sûr d'en avoir compris le sens exact. Etait-ce trois langues maîtrisées dont deux parlées ? Non, ça n'avait pas de sens logique. Trois langues maîtrisées et deux autres parlées. Oui, ça c'était mieux. Le "et" et le "mais" dans la même phrase l'avaient un peu mélangé. Cela faisait plus de deux mois qu'il n'avait pas entendu parler cette langue et, à son niveau, c'était deux mois de trop. On perdait vite l'habitude. Mais il se connaissait suffisamment pour savoir qu'il la retrouverait tout aussi vite.

L'exercice fut identique pour la question qui suivit, l'obligeant à laisser un blanc s'installer avant de pouvoir répondre.

" Je parle bien de l'anglais et ... "

Zut ! Ce n'était pas ça la question ! Kantaro se la répéta une seconde fois pour trouver ce qu'il avait omis, redressant d'un geste sec ses lunettes qui n'en avaient pourtant pas besoin. Il prit une brève inspiration avant de reprendre.

" Pardon ... Je lis beaucoup. Aussi j'aime la dessin et je fais le ... le ... heu ... un sport avec ... une balle petite et jaune ... "

Kantaro réalisa qu'il ne connaissait ni le mot tennis, ni raquette, ce qui était légèrement handicapant pour parler de son activité sportive. Il esquissa un sourire amusé par ce constat. Ce n'était effectivement pas des mots de vocabulaire prioritaires dans l'apprentissage d'une langue quelle qu'elle soit.

Brian suivait avec attention la réponse de son futur élève, donc le visage trahissait une concentration intense quand à l'exercice. Il n'avait que rarement eu l'occasion de parler avec des débutants en russe, maintenant qu'il y pensait. Le peu de famille du côté de sa mère avec qui il avait eu des contacts parlaient la langue couramment, et il s'était rarement mêlés aux cours de russe des établissements successifs qu'il avait fréquenté. Le côté hésitant – quand ce n'était pas carrément faux – des tournures était assez curieux à entendre, lui demandant parfois un temps d'adaptation avant d'être sur de bien comprendre la réponse. Brian inclina légèrement la tête à la fin de la dernière phrase, décidant que repasser dans une langue qu'il maitrisait tous les deux serait plus simple. Il avait entendu à peu près ce qu'il voulait entendre : Fugiwara n'était pas d'un niveau suffisamment avancé pour qu'il soit très délicat pour l'aider, ni trop faible qu'il s'ennuie lui-même en lui faisant apprendre l'alphabet cyrillique. Lui, exigeant en tant que professeur ? Dans un sens, oui : ce serait plus simple pour donner de bons cours. Il était toujours meilleur quand il se faisait plaisir, argument irréfragable.

" Il faudra qu'on se fasse un match un de ces jours alors. Concernant les cours, j'imagine qu'une ou deux fois par semaine pourrait être bien, avec alternance d'aide autour de tes exercices et d'entrainement oral ? "

Le jeune homme tapota ses lèvres du bout de l'index, réfléchissant à l'organisation de son propre emploi du temps. Si ses cours étaient invariables, ses heures de travail avaient tendance à varier selon les jours, et il n'était pas du tout sur de pouvoir s'en tenir à un jour et une heure précise chaque semaine. Il espérait que cela ne contrarierait pas trop le jeune homme. Les lycées avaient en général des emplois du temps plus souples, tournant autour des cours en début de journée et les clubs le reste du temps. Avec un peu de chance, ils devraient arriver à se trouver des créneaux communs sans trop bouleverser leurs habitudes à l'un ou à l'autre.

Derrière eux, les voix se faisaient un peu plus présentes, et le jeune homme supposa que les deux autres présentes s'installaient à une table pour maintenant déguster le fruit de leur travail.Sa pensée se confirma quand parvint à ses oreilles le bruit caractéristique de couverts posés sur une table.
Brian adressa un sourire d'excuse à son cadet avant d'enchainer sur un ton d'interrogation.

" Pour les heures, je pense être un peu moins libre que toi... je suis le plus souvent libre en début d'après-midi, mais j'ai peur de ne pas pouvoir toujours respecter une heure précise toutes les semaines."

Brian continua à observer le jeune homme, se demandant si cette condition n'allait pas rayer un point d'arrêt à une collaboration qui n'avait pas encore commencé, si le jeune homme estimait que son emploi du temps était trop serré pour y introduire une variable sous forme de cours de russe, cours qu'il pourrait retrouvé en ville en cherchant un peu. Le seul avantage pour Brian était surtout le fait qu'il était sur place, directement dans le lycée.

La reprise du japonais le laissa un instant surpris, avant que Kantaro se souvienne qu'il ne s'agissait que d'un petit échange pour évaluer son niveau et non d'un cours à proprement parler. Tandis que Brian marquait un temps de réflexion, le jeune homme le détailla un peu plus. Le visage, il l'avait déjà enregistré. C'était son corps qui l'intéressait cette fois, et uniquement parce qu'il venait de lui proposer un match, sous-entendant par là qu'il jouait également au tennis. Le regard qui glissa sur les bras et les jambes du rônin était celui du sportif évaluant un potentiel adversaire. Ce qu'il voyait ne présageait pas un compétiteur acharné, mais plutôt un amateur, comme lui. Pour le reste ... impossible de se faire une idée du niveau de façon plus précise. Il allait falloir tester pour savoir. Ce Brian était décidément bien intéressant.

Kantaro secoua doucement la tête aux dires de son futur professeur - puisque la chose semblait décidée - et esquissa une petite moue désolée.

" Ce n'est pas grave. J'avoue qu'entre le club de tennis et le conseil des élèves, je ne connais pas encore très bien mes disponibilités. La seule certitude que j'ai sur mon temps libre, concerne les débuts d'après-midi où je n'ai pas cours : les lundi et jeudi. Ca ne me dérange pas d'improviser au fur et à mesure. "

Même s'il préférait que les choses soient cadrées en temps normal, il devait avouer qu'un peu d'improvisation ne serait pas une mauvaise chose non plus. Kantaro se savait pertinemment trop rigide, trop strict. Ce que les autres pouvaient en penser lui importait peu, excepté pour deux personnes ... et surtout Hugh, en fait ... Le blond lui rappelait qu'un peu de fantaisie pouvait avoir du bon dans la vie.
Kantaro esquissa un petit sourire presque tendre à cette pensée, avant de se ressaisir et de détourner le regard vers les deux cuisinières à présent attablées un peu plus loin. Elles étaient plus bruyantes maintenant qu'elles dégustaient leur préparation. Du moins, de son point de vue : il préférait largement les bruits de cuisine aux babillages agaçants. Il s'en désintéressa vite, évitant par ce biais un changement d'humeur inapproprié.

" Et ce sera avec plaisir pour le match, sempai. "

Voilà ! C'était le terme qui réglait son souci d'appellation. Rien de trop pompeux au goût de Brian, et pas trop de familiarité selon le sien. Ca devrait convenir pour un temps.
Se souvenant brusquement qu'ils avaient encore un point à aborder, Kantaro repris la parole.

" Il reste à s'accorder sur tes honoraires. "

Et aussi à convenir du premier cours, mais chaque chose en son temps.

Brian inclina légèrement la tête en constatant que son cadet acceptait de se soumettre à ses propres impératifs. Après quelques leçons, ils verraient si les choses se mettaient aisément en place entre eux deux. L'américain osait croire qu'ils arriveraient à s'entendre sans trop de difficultés, au moins autour de l'amour du russe s'ils ne se trouvaient pas plus de points communs. Il pensait déjà à la possibilité d'envoyer un mail à sa mère pour qu'elle lui conseille des ouvrages simples en russe, adaptés au niveau de son élève. Enfin, un peu plus tard, quand il aurait pu faire le tour du niveau de son élève et de sa manière de travailler.

Le jeune homme sortit son portable de sa poche et tapota dessus pour vérifier rapidement son planning de la semaine à venir, vérifiant au passage qu'il n'avait pas de message lui proposant des heures supplémentaires ou modifiant celles déjà existantes. Ce n'était pas si fréquent, mais son patron avait découvert que son employé américain était facilement souple et adaptable au niveau des horaires, et s'en était déjà servi à plusieurs reprises. Comme l'échange allait facilement dans les deux sens, Brian s'y pliait avec bonne volonté, remerciant le fait d'être un gaijin au Japon. Les gens n'avaient pas les mêmes attitudes ou attentes envers lui qu'avec un natif, ce qui lui facilitait bien des choses.

" Hum... lundi prochain à 13h30, ce serait possible ? Pour les prix, 1000 ¥ de l'heure te semble correct ? "

Les prix étaient probablement un peu en dessous de ceux habituellement pratiqués, mais il n'était pas un vrai professeur qualifié et n'avait pas envie de faire payer un prix exorbitant pour un service qu'il aurait très bien pu rendre gratuitement pour un ami.
Certes, le lycée n'était pas un établissement de seconde zone, et il y avait peu de chance que Fugiwara soit un élève fauché. Et les cours particuliers ou supplémentaires étaient quasiment une institution au Japon. Il avait souvent pris pour un nerd aux USA à cause de sa manière de travaillée. Pourtant parfois justifiée par ses multiples changements d'établissements qui ne rendaient guère évident de suivre le même programme. Mais au Japon, l'obsession du travail se portait à un autre niveau. Avant de venir, il avait lu pas mal d'articles pour se faire une idée de l'ambiance, et de ce à quoi il aurait à s'habituer, ce qui l'avait aidé à faire un choix entre sa situation actuelle de rônin et l'idée de continuer réellement ses études secondaires au Japon. Au final, l'ambiance était plus tendue que celle des hautes écoles américaines, et il n'était pas mécontent de se poser en simple observateur étranger. Non qu'il préfère les solutions de facilité mais... tant qu'à se battre, autant avoir tous les atouts de son côté.

Le jeune homme reposa son portable sur sa jambe, attendant la réponse définitive avant de le ranger. Ensuite, direction la chambre pour se changer et enfin un peu de saxo ou de lecture selon si la chambre serait vide ou non avant les cours de ce soir.

Brian sortit son portable et prit quelques instants pour le consulter. Le geste le surprit avant qu'il ne se souvienne que la plupart des gens utilisaient leur téléphone en guise d'agenda, de calculatrice, et de bien d'autres fonctions fort loin de leur objectif de base. Enfin, il était mal placé pour faire un commentaire à ce sujet. Lui-même n'utilisait son portable qu'en guise de montre. Enfin, ce n'était pas non plus comme s'il avait énormément de contacts à qui téléphoner : son répertoire ne contenait qu'un nombre très limité de noms, dont la plupart purement utilitaires.

Kantaro attendit donc patiemment que l'américain en ait terminé et réponde à sa question sur les honoraires. A titre indicatif, il avait en mémoire les tarifs des cours suivis pendant les dernières vacances. Le montant que Brian énonça le laissa sans voix, les yeux écarquillés de surprise. Certes, ce n'était pas un enseignant et il n'y avait rien d'officiel dans ces cours, mais là ... 1.000 ¥ ... Il avait un peu l'impression de le spolier s'il acceptait un tarif aussi bas. En même temps, ça ne se faisait pas de le faire remarquer à une première entrevue. Bon, il aviserait après quelques cours selon les résultats.

Hochant la tête en signe d'assentiment, Kantaro esquissa un sourire.

" Lundi, 13h30. Ca ira très bien. "

Notant dans un coin de sa tête le rendez-vous, Kantaro se reprit le dossier abandonné un peu plus tôt et se leva, rapidement imité par son aîné. Il n'était pas nécessaire de s'attarder plus sur le sujet, et ils ne se connaissaient pas pour pouvoir enchaîner sur une discussion toute autre. L'heure était donc à la reprise du cours normal de leurs activités respectives.
Se pliant cette fois à la tradition occidentale, Kantaro tendit la main pour serrer celle de Brian, scellant leur accord par la même occasion.

" Et il faudra également qu'on se trouve un créneau pour le match. "

L'idée lui plaisait de plus en plus en fait, même sans connaître son niveau. Brian avait ce petit quelque chose qui lui donnait envie de le connaître. Un intérêt qu'il aurait tout bonnement ignoré quelques mois plus tôt. A présent, il avait envie de voir ce que ça pouvait donner, quitte à se retrancher si ça ne lui allait pas. Ce fut sur ces pensées que Kantaro prit la direction de la bibliothèque, après avoir quitté le rônin, bien décidé à finir sa lecture dans un environnement plus calme que la salle commune.