Ce matin-là, Tomoe était loin d'être fraîche comme une rose. Moe, une amie rencontrée lors de ses études, lui avait rendu visite, et elles en étaient encore à boire comme des trous la veille au soir. Résultat, quand Tomoe s'était levée en ce mercredi de rentrée, la jeune femme vivait la pire gueule de bois qu'elle avait connue depuis des mois. Seuls plusieurs cafés, une longue douche et quelques traits de maquillage lui avaient permis d'être présentable pour se rendre à la bibliothèque. Elle n'avait absolument aucune d'idée si son collègue travaillait de pair avec elle ce matin, et n'avait tout simplement pas la force de chercher le planning dans le fouillis de son bureau, et se contenta d'espérer qu'elle serait seule, afin de pouvoir cuver tranquillement sa bourre de la veille. Avec un peu de chance, peu sinon aucun élève ne viendrait aujourd'hui. Quel cinglé viendrait bosser à la bibliothèque un jour de rentrée? En même temps, certains étaient tellement studieux qu'ils en étaient capables...

Avachie sur son siège, la jeune femme se servit un café. Comme son collègue lui avait demandé, elle apportait sa propre ration de café pour pouvoir utiliser la machine. Tomoe n'avait jamais été accro à la caféine, mais cela avait changé durant son année de voyage en Grèce, où seul le délicieux liquide lui faisait tenir le choc. Il fallait avouer que les Grecs, ils savaient faire la fête...

Sirotant avec bien-être son énième café -bien qu'il ne fut même pas neuf heures du matin...-, la jeune femme se rappela les deux derniers jours de débandade qu'elle avait vécus avec Moe. Ses années d'université lui revinrent à l'esprit. Vingt-neuf ans. Le temps avait bien vite passé, depuis... Heureusement, son coéquipier était plus âgé qu'elle, ce qui la faisait se sentir moins vite si ça n'avait pas été le cas. Bien loin d'être une grand-mère -et elle le savait pertinemment-, Tomoe ne pouvait cependant s'empêcher de prendre un coup de vieux quand elle voyait tous ces lycées graviter autour d'elle. Sans compter que la plupart des membres du personnel atteignait avec peine les vingt-sept ans. Seuls une demi-douzaine d'entre eux la dépassait en années -le proviseur inclus.

Tomoe reposa sa tasse de café et laissa sa tête tomber en arrière. Sans doute s'assoupit-elle, car elle sursauta lorsque des pas se firent entendre...

Tomoe se frotta les yeux, histoire de pouvoir les garder ouverts. C'était Hasegawa, son colocataire ainsi que le professeur de peinture de l'établissement. Malgré les mois qui avaient passé, leur relation restait formelle. Amicale, certes, et jamais ils n'avaient eu à se plaindre l'un de l'autre -du moins ouvertement. Cependant, le jeune professeur passant nombre de ses soirées dans Tokyo, ils n'avaient pas eu l'occasion de faire plus ample connaissance.

"Ni… Nikome-san. Je vous demande pardon. Je ne voulais pas vous surprendre. Je voulais juste voir si les ouvrages que j’avais commandés pour la rentrée étaient arrivés." balbutia Hasegawa. "D’ailleurs, j’espère ne pas avoir fait trop de bruits en rentrant cette nuit. J’étais assez fatigué et j’ai tendance à me cogner partout quand je suis dans cet état." rajouta-t-il avant qu'elle n'ait pu répondre. La jeune femme lui sourit avant de lui répondre :

"Ne vous excusez pas, je m'étais assoupie. Une mouche m'aurait fait le même effet. Et, pour hier soir, pas de soucis. Je me suis endormie dès que ma tête a touché l'oreiller." Elle parlait tout en cherchant la liste des livres arrivés pendant les vacances.

"C'est plutôt moi qui devrait m'excuser, d'ailleurs. J'ai jeté les bouteilles vides dans un sac poubelle, mais n'ai pas trouvé le courage de le porter jusqu'au vide ordure... où ai-je mis ce fichu papier?" finit-elle en grommelant. Puis Tomoe se rappela qu'un tel papier n'existait, et qu'il lui suffisait de chercher sur l'ordinateur. Elle alluma ce dernier. En attendant qu'il se mit en route, elle sortit un ibuprophène de son sac, hésitant à l'accompagner d'un doliprane tellement sa tête la faisait souffrir.

Tomoe jeta un oeil à Hasegawa, et remarqua que lui aussi n'avait pas une bonne tête.

"Je ne vous ai pas demandé comment s'est passée votre soirée. Bien, j'espère?" s'informa-t-elle tout en ouvrant le logiciel.

"Pouvez-vous me passer la liste des livres, s'il vous plaît?" demanda-t-elle avec un sourire.

Tandis qu'Hasegawa fouillait dans son sac et résumait sa soirée en quelques mots, Tomoe réprima un bâillement. Non pas que le court récit de son colocataire l'ennuyait, mais par simple manque de sommeil. Il faudrait tout de même qu'elle cherche le planning, afin de vérifier si elle travaillait cet après-midi, et, si c'était le cas, peut-être demander à Ritter d'échanger avec un autre jour de la semaine. Elle ferait bien une petite sieste...

Hasegawa reprit sa phrase, qui sonnait bizarrement, comme une sorte de reproche. Comme s'il en voulait à sa colocataire de s'être amusée, et pas lui. Mais Tomoe comprit que la mauvaise soirée qu'il venait de passer devait simplement le rendre d'humeur maussade. La bibliothécaire décida donc de ne pas tenir rigueur au jeune professeur. Elle ne connaissait que trop bien ces soirées qui promettaient d'être fabuleuses, et se révélaient simplement plates et ennuyeuses, voire décevantes. Elles avaient le don de ruiner la journée du lendemain, ainsi que l'humeur.

Mais Hasegawa se rattrapa avec un petit sourire d'excuse et une question sur un ton plus amical. Tomoe lui sourit en retour, lui faisant ainsi comprendre qu'elle ne lui en voulait pas.

"Oui, très agréable. Bien que je vous avoue ne pas me souvenir de tout!" répondit Tomoe en riant. Il était vrai que certains passages de la soirée étaient flous dans l'esprit de la jeune femme. Moe et elle avaient descendu près de trois litres de rhum afin de terminer leur week-end festif avec mojitos et ce qui allait avec. C'était Moe qui avait eu l'idée. Elle venait de passer un mois en Amérique du sud avec son frère aîné, et le breuvage doux et sucré avait également plu à la jeune bibliothécaire.

"Est-ce la liste?" demanda Tomoe en penchant sa tête sur le côté, afin de pouvoir lire rapidement le contenu du papier que tenait Hasegawa dans sa main.

Hasegawa semblait avoir du mal à trouver la liste... Il fallait dire qu'il n'avait pas du beaucoup dormir, surtout si il s'était couché après Tomoe qui elle-même avait veillé tard. Elle lui lança un sourire compatissant."

"Ne vous en faites pas, on a tout le temps. Ça m'étonnerait qu'il y ait beaucoup d'élèves qui viennent travailler un jour de rentrée." le tranquillisa-t-elle en le regardant fouiller dans ses papiers. Tomoe regarda le flyer qu'il venait de déposer sur le comptoir. Tomoe non plus n'y connaissait pas grand chose en musique underground, mais le nom lui dit vaguement quelque chose.

En voyant le jeune Hasegawa s'acharner avec ses innombrables papiers, elle lui proposa :

"Allons voir dans les rayons peinture, si vous voulez. Ce sera sûrement plus rapide." Tomoe se leva et contourna le comptoir. D'un geste de la main, elle invita Hasegawa à la suivre à travers les rayons.

Tomoe guida Hasegawa à travers le rayons de la bibliothèque jusqu'à celui qui les intéressait. Le coin peinture n'était pas le mieux garni, mais tout de même convenablement rempli. L'arrivée des livres que le professeur de peinture avait commandés l'étoffait d'ailleurs un peu.

"Vous en cherchez un en particulier, ou vous êtes tout simplement venu vérifier?" demanda Tomoe en parcourant du regard les titres des ouvrages. Tomoe empruntait souvent des livres à la bibliothèque de Ginkgo, cela lui revenait moins cher que des les acheter -surtout vu la quantité qu'elle lisait en peu de temps...-, mais elle n'en avait jamais pris dans ce rayon. A vrai dire, les livres théoriques ou alors ceux qui renfermaient des collections de tableaux ou sculpture l'intéressaient peu, ce qui expliquait le pourquoi du comment.

« Ne seriez-vous pas la plus jeune personne travaillant ici, Nikome-san ? » La question surprit Tomoe plus qu'elle ne pouvait le dire, mais elle tenta de ne pas trop le laisser paraître. De plus, cet état passa relativement vite. La plus jeune? Tomoe était partagée entre l'éclat de rire et le regard noir. Elle opta pour un simple sourire. La bibliothécaire était loin d'être la plus jeune des employés du pensionnat. Il lui semblait même qu'elle faisait partie des plus vieilles, Ritter et deux ou trois autres dépassant la trentaine. Puis, franchement, faisait-elle vraiment plus jeune que le professeur d'anglais, ce grand gamin roux?

"Eh bien, pas vraiment, non... je crois même être plus âgée que vous!" répondit-elle tout d'abord. Tomoe savait qu'elle faisait un peu plus jeune que son âge, mais, une fois de plus, elle n'avait non plus l'impression de faire vingt ans, et d'être par conséquent plus jeune que Akutsu Moe. "J'ai vingt-neuf ans." ajouta-t-elle pour la forme, ainsi que pour mettre les choses au clair.

"Quel âge me donniez-vous?" demanda la jeune femme par curiosité.

Tomoe sourit au jeune homme, qui tentait tant bien que mal de s'excuser. Elle comprit vite qu'il ne serait pas difficile de faire tourner le professeur de peinture en bourrique si elle le souhaitait...!

Oui, elle faisait jeune. Elle le savait. Cela avait eu tendance à l'amuser au début, mais elle commençait à fatiguer. Comme ceux à qui on répétait sans cesse qu'ils étaient le portrait de leurs parents. Mais Tomoe laissa passer. Comme à chaque fois, elle se dit que la personne en face d'elle ne pouvait pas deviner qu'on lui rabâchait les mêmes choses quand elle disait son âge. Quand elle était plus jeune, entre dix-huit et vingt-deux ans, on avait plutôt tendance à la vieillir. Après réflexion, même si elle appréciait cela à l'époque, elle était heureuse que, désormais, on fasse l'inverse...

J'ai vingt-cinq ans. annonça Hasegawa assez brusquement. Tomoe lui sourit avec amusement. Elle aurait pu lui retourner que lui aussi faisait plus jeune. Avec son air timide et ses maladresses, il faisait également petite vingtaine. Mais, après tout, ce n'était pas bien différent, et Tomoe préféra éviter de vexer son collègue.

Tomoe accueillit la plaisanterie d'Hasegawa avec un rire franc cette fois-ci. En effet, elle serait sa sempai. Cela lui faisait toujours étrange de penser que l'écart entre deux âges entre adultes ne signifiait rien, alors que deux années chez les adolescents semblait représenter deux siècles.

Les yeux de la bibliothécaire tombèrent sur deux ouvrages dont les titres ne lui revenaient pas. Ils avaient enfin trouvés les fameux livres! Elle les tendit à Hasegawa qui les récupéra et sortit du sanctuaire de Tomoe après un au revoir cordial, mais peut-être un peu plus chaleureux qu'avant cette rencontre.