« Mais nous ne nous moquons pas de vos pâtes. » lâcha-t-elle dans un sourire amusé tout en s'installant.

L'établissement choisi était de bon goût tant au niveau de la décoration que de l'ambiance clairement perceptible. Très vite en arrivant, une piste de danse encore peu remplie avait attiré son regard, et elle avait été agréablement surprise par le niveau sonore relativement faible qui leur permettait de discuter sans crier. Trop souvent, le bruit couvrait les paroles au point d'en rendre toute discussion pénible.

« Une limonade au litchi, merci. J'imagine que vous allez préférer une boisson alcoolisée. »

Il ne s'agissait même pas d'une question et son demi-sourire ne trompait pas. La jeune femme, en soi, n'avait rien contre l'alcool. Elle n'y touchait pas, sans doute trop bien conditionnée par l'image négative qu'ils en avaient en Inde, encore plus lorsqu'il s'agissait d'une femme. Cela dit, pour y avoir tout de même goûté depuis son arrivée au Japon, il fallait bien reconnaître que sa consommation ne lui manquait pas. Son pays d'accueil bénéficiait d'ailleurs de tant de boissons variées qu'elle ne voyait pas l'intérêt de se forcer. Il avait juste été difficile parfois de le faire comprendre à ses collègues lorsqu'ils tentaient de la faire boire lors les soirées passées ensemble après le travail. Au final, dire plusieurs fois qu'il s'agissait d'une question de religion avait réglé le problème. Même si ça venait plutôt de sa culture.

Son regard quitta le ballet des danseurs et revint sur son colocataire lorsque le serveur arriva pour prendre commande. Elle n'observa pas l'homme d'une quarantaine d'année qui repartit rapidement, désintéressée de la plupart des êtres humains qui croisaient sa route de toute façon. Étonnamment, plus le temps passait et plus elle se demandait comment Luca Tizziano n'avait pas attiré son attention plus tôt. Son humour, pour peu qu'on ne soit ni trop chauvin, ni trop susceptible était appréciable et il faisait preuve de plus de respect que ses airs d'ours mal léché ne le laissaient présager. Une histoire de préjugés, sans doute, qui ne balaya pourtant pas ceux qu'elle entretenait pour les autres mâles. Pas même pour ses deux colocataires absents.

« Savez-vous danser Mister Tizziano ? » lança-t-elle finalement, un peu à brûle-pourpoint. « Je désespère de croiser la route d'un bon danseur. Trop souvent, les hommes se contentent de mouvements saccadés qui sont à la danse ce que l'alcool est à la sobriété. »

Un léger rire ponctua sa phrase. Elle ne se voulait ni agressive, ni véritablement méprisante – une fois n'était pas coutume. S'il y avait indéniablement de bons danseurs, elle les avait plus souvent vus à la télé que face à elle. Oh, quelques uns se défendaient, mais sur ce plan, ils valaient bien les femmes. Quelques déhanchés et tous applaudissaient quand ça ne valait pas même un regard. Peut-être son expérience rendait-elle son point de vue biaisé ? C'était probable. Sans y songer, d'ailleurs, son regard avait à nouveau dévié sur les couples de danseurs. Elle ne chercha pas à rectifier le tir.

« Enfin je ne vous embêterai pas avec ça. Mon amour de la danse n'est un secret pour personne et si vous ne vous en étiez pas rendu compte, Mister Ritter a du vous en parler. »

Radha fixa brièvement son vis-à-vis, ses lèvres étirées en coin, malicieuse.

« Cela dit... L'air qu'il affiche devant les films pour midinettes que je regarde parfois est tel que j'avoue ne pas m'en lasser. »

A chacun sa drogue. Elle avait la danse, il avait la cigarette.

Le toast fut porté avec bonne humeur, son colocataire comme elle-même bien décidé à profiter de leur soirée. Depuis quand n'était-elle pas sortie ? Trop longtemps sans doute. Son travail nocturne ne pouvait pas être comptabilisé d'ailleurs comme tel. Même si elle aimait indéniablement danser – il s'agissait d'ailleurs de la seule raison pour laquelle elle continuait les strip-teases – c'était d'abord et avant tout un travail.

Tout en buvant la première gorgée de sa limonade, elle quitta ses pensées pour sourire, puis rire lorsqu'elle eut déglutit, aux propos de son colocataire. Un rire léger, doux et cristallin qu'elle ne réservait plus qu'à de rares occasions. A une époque de sa vie, pourtant, ils avaient été plus fréquents.

« Je me demandais quand vous y reviendriez. » justifia-t-elle en retrouvant un peu de sérieux.

Son verre fut doucement reposé sur la table, alors qu'elle laissa son regard glisser vers la piste de danse. La proposition était alléchante... mais tout dépendait des qualités de danseur de l'italien. S'il lui écrasait les pieds, Mister Tizziano resterait de mise.

« Vous dansez bien ? »

Un peu de malice dans son ton et un sourire en coin qu'il ne reverrait peut-être pas de sitôt. Il était limpide que sa décision à elle dépendra de sa réponse à lui et elle s'en amusait. Ne pas dire « oui » tout de suite, même si après avoir un peu discuté avec lui, elle envisageait plus facilement de gommer un peu les formalités. Le tout était de ne pas paraître trop empressée non plus. Elle continua donc.

« Disons que tout dépend de vos talents. Si vous vous débrouillez, je vous appellerai Tizzy. Sinon, je crains que vous ne deviez vous faire une raison. »

Son sourire s'agrandit. Elle reprit une gorgée de limonade. Sortir lui avait décidément manqué.

L'amusement fut le premier sentiment qui survint en elle à la bravade de l'italien. Cinq minutes, le temps d'une danse, et il espérait la convaincre. Un léger sourire étira de nouveau ses lèvres, enchanteur et joyeux, assorti d'un regard qui mettait son vis-à-vis au défi de tenir parole. Son verre revint à ses lèvres une dernière fois alors qu'elle but une gorgée, comme en prévision de la soif qui la prendrait après avoir dansé. Car si effectivement il était bon, elle ne comptait pas revenir s'asseoir de sitôt.

« Cinq minutes pour me convaincre. J'aime votre assurance, Mister Tizziano. »

Le nom roula sur sa langue, mâtiné de son accent exotique et d'un peu de jeu. Peut-être était-ce la dernière fois qu'en effet elle l'appellerait ainsi et elle tenait, d'une certaine manière, à marquer le coup. Le taquiner était un plus non négligeable. Un plus qui ne dura pas puisqu'il l'entraîna dans un coin tranquille de la piste avant de la guider sur le rythme de la musique.

Étrangement, il semblait bien qu'il n'avait pas fait preuve de vantardise. Oh certes, ça n'avait pas le niveau d'un professionnel, mais en comparaison de certains danseurs qu'elle voyait autour d'eux... Et ses pieds étaient intacts. Assez vite d'ailleurs, elle en oublia ce défi pour simplement profiter d'une danse bien méritée. Quelques mouvements, de la grâce et surtout une joie intense qui ne la quittait pas. Radha ne faisait même plus attention à ceux qui les entouraient – il lui semblait vaguement d'ailleurs qu'on leur avait laissé de l'espace - et la fin de la chanson arriva avec un sourire sur ses traits. Un sur ceux de son colocataire aussi.

Colocataire qui se pencha vers elle, une main sur son épaule alors que les siennes encadraient son cou et glissèrent un peu sur son torse comme pour s'assurer de pouvoir le repousser au besoin. Leur proximité la troublait, les mots glissés à son oreille aussi et les souvenirs qu'elle associait à ce qu'elle sentait sous le tissu également. Plus perturbée qu'elle ne voulait bien se l'admettre, elle déglutit pour se laisser le temps de répondre, rivant son regard sur un point imprécis.

« Il semblerait. »

Le ton était plus sérieux qu'elle ne l'aurait voulu, moins rieur qu'auparavant. Nulle déception chez elle pourtant, même si elle ne savait trop quoi penser de la familiarité qu'impliquait cette nouvelle appellation. Rien de très personnel mais... Trop compte tenu de la distance entre eux. Elle en mit un peu davantage, s'efforçant de sourire aussi naturellement que possible. Une nouvelle chanson avait repris et pour chasser les idées qui lui traversaient l'esprit, rien de mieux qu'une danse.

« Je demande tout de même à vérifier qu'il ne s'agissait pas d'un coup de chance. »

Excuse fallacieuse s'il en était. Elle le savait, ne doutait pas qu'il en ait conscience aussi. Ce n'était qu'un prétexte à un nouveau corps-à-corps en rythme, bien moins agressif que ceux que les hommes affectionnaient. Ici, ni armes ni sang, juste quelques mouvements gracieux et l'impression d'être enfin soi-même et de s'exprimer pleinement. La danse était son langage et elle aimait que l'on s'adresse à elle avec, si bien qu'elle ne tarda pas à relancer le mouvement, le regard plongé dans celui de l'Italien.

[HRP : Que de retard... Navrée u_u]

Rien ne remplacerait jamais la danse à ses yeux. C'était une certitude que leur corps-à-corps n'effaçait pas. Un sourire complice sur les traits de chacun, quelques œillades amusées et les deux jeunes gens avaient virevolté sur la musique jusqu'à ce qu'elle touche à sa fin. A dire vrai, Radha aurait bien continué immédiatement, mais puisqu'elle avait déjà réclamé un second échange, elle ne se voyait pas faire un second caprice. Et ce n'était que ça.

L'Indienne suivit son compagnon jusqu'à la table où, comme lui, elle se désaltéra rapidement. Déjà les prochaines notes s'égrenaient comme un appel à rejoindre la piste, appel un peu entamé par le fait qu'il s'agît d'un slow. Hum... Elle n'en avait plus dansé depuis si longtemps qu'à bien y réfléchir, en fait, il ne lui semblait pas qu'elle eut à se mouvoir là-dessus. Non que la difficulté la rebutât, mais la proximité avec l'Italien que cela induisait...

Il ne parut pas prendre conscience du cours de ses pensées, cependant. Le compliment lancé plus tôt fut accueilli d'un sourire et elle n'eut pas le temps de le rassurer sur ses capacités qu'il proposait déjà de retourner danser sans lui laisser de choix en la matière. Étrangement, elle s'en sentit plus amusée qu'autre chose. Les manières directes, un peu rustres même, de son colocataire avaient leur charme et simplifiait considérablement leur relation. Pas de faux-semblant...

« Laborieuse, c'est le terme en effet, rit-elle durant un instant. Non rassurez-vous, j'apprécie cette soirée probablement autant que vous. La dernière fois que je suis sortie m'amuser un soir remonte à si loin que je ne m'en souviens même plus. »

Difficile de lâcher le méditerranéen du regard. L'échange visuel tendait à lui faire oublier ce qui les entourait – c'est à peine si elle écoutait encore la musique sur laquelle ils s'exécutaient – mais elle éprouvait une certaine répugnance à détourner les yeux pour le rompre. En vérité, se plonger dans les orbes émeraudes de l'enseignant était envoûtant, grisant et paradoxalement, cela l'effrayait. Il lui semblait qu'elle allait finir par s'y noyer. Ce fut pour cette raison qu'elle reprit la parole comme on s'accrochait à une bouée pour ne pas couler.

« Vous dansez bien vous savez. »

Une petite moue vint furtivement tordre ses traits, puis elle sourit à nouveau, amusée par elle-même.

« Navrée, je crains d'être un peu obsédée par ça, vous allez finir par vous lasser de m'entendre ne parler que de danse. »

Cela dit, il fallait reconnaître que sortie de ça, elle n'avait guère idée de quel autre sujet abordé. Elle qui ne connaissait pas vraiment son interlocuteur ne pouvait guère compter que là-dessus ou l'interroger sur sa vie privée, chose qu'elle n'avait pas l'intention de faire. Finalement... La solution sortit de sa bouche après quelques secondes à peine.

« Vous avez des passions ? »

C'était triste d'une certaine façon de le voir dénué de passions en-dehors de ce qui fut son métier. Mais n'était-ce pas exactement son cas à elle ? N'avait-elle pas que la danse qu'elle ne pratiquait plus, plus vraiment. Le strip-tease n'en était qu'un ersatz dont elle avait appris à se contenter, n'osant plus rêver que ses jambes lui permettraient de retourner sous les projecteurs. Elle fuyait la vérité, ne la regardait plus en face depuis longtemps et se laissait bercer par l'idée qu'elle ne pourrait plus jamais, que c'était dommage mais ainsi. « Et si » avait très vite fini rayé de son vocabulaire. Alors peut-être que non, finalement. Peut-être que leur cas ne se ressemblaient pas tant que ça. Elle n'en savait rien puisqu'elle ignorait pourquoi il avait mis fin à sa carrière dans l'armée.

A le voir parler de son fils, néanmoins, elle comprit ce qu'il voulait dire lorsqu'il avouait vivre pour et grâce au petit. Il semblait véritablement irradier de bonheur lorsqu'il l'évoquait. La jeune femme n'essayait même pas de l'arrêter avant la fin de sa diatribe tant il prenait plaisir à parler de ce petit bout d'homme. Un doux sourire étira même ses lèvres comme en réponse à celui du brun, attendrie non pas par l'enfant mais par ce père si fier.

La question la surprit assez et fit naître une petite moue sur ses traits lorsqu'elle pinça légèrement les lèvres. Non elle n'avait pas d'enfant. A dire vrai... Il eut fallu rencontrer le loup pour se faire et malgré son âge, ce n'était pas le cas. Non que cela lui manqua à dire vrai, elle ne faisait de toute façon tellement pas confiance à la gente masculine que se laisser aller dans les bras de l'un de ses représentants...

« Non, je n'en ai pas. »

Elle ne poursuivit pas. Que pouvait-elle ajouter à ça ? Qu'elle ne comptait pas en avoir ? Là n'était même pas la question. Ce n'était pas vraiment qu'elle ne voulait pas en avoir, Radha craignait juste qu'au rôle de mère s'ajouter celui de femme à tout faire. Elle ne voulait pas ressembler à ces femmes qu'elle avait trop souvent vu dans son pays ou ici qui n'avaient d'autres buts dans la vie qu'être un ventre pour enfanter, des mains pour cuisiner et un trou pour satisfaire son mari. Mais expliquer tout ceci était hors de propos et surtout bien trop personnel.

Un peu refroidie par le cours de ses pensées, l'Indienne profita de la fin de la musique pour mettre une légère distance entre eux. Elle sourit néanmoins, toujours décidée à profiter de la soirée qui se profilait avec l'Italien. Simplement, elle se sentie plus à l'aise de s'être un peu écartée, retrouvant un espace vital plus large que précédemment.

« Que diriez-vous si nous allions manger ? Je commence à avoir un peu faim et vous pourrez me parler de Leo. »

Sans vraiment attendre, la jeune femme s'éloigna doucement, attendant qu'il la rejoigne pour véritablement avancer jusqu'à leur table. Elle n'avait d'ailleurs pas menti. Le bain, les émotions et finalement la danse avaient creusé son appétit. Elle ne demandait rien de mieux, maintenant, que de le satisfaire en se changeant les idées.

« Cependant je crois que vous connaitrez mieux les restaurants alentours que moi. Vous devez vous y rendre plus fréquemment. » s'amusa-t-elle.

Comme elle l'avait espéré, la réorientation de conversation sur le fils de son colocataire leur évita une discussion un peu trop personnelle. Loin de parler des raisons qui la poussait à ne pas avoir encore d'enfant à son âge, elle prit la photo que lui tendit le brun et l'observa avec un sourire amusé. Un peu attendrie, aussi, mais bien moins que l'homme qui faillait à sa réputation de tyran avec un tel sourire sur les traits. Cela lui allait bien cependant.

« Il est adorable. » commenta-t-elle assez sobrement.

La phrase était somme toute la plus convenue que l'on puisse faire. Pourtant elle pensait chaque mot prononcé : l'enfant était absolument attendrissant trop grand, brandissant son poing comme les chevaliers levaient leur épée. L'air conquérant. Oui l'expression était adaptée. En relevant son regard sur l'homme avec qui elle passait la soirée, la jeune femme se demanda ce qu'il adviendrait du petit en grandissant.

On voyait déjà, pour peu qu'on soit un peu attentif, le métissage sur ses traits. La mère devait être japonaise car le petit avait les yeux légèrement bridés et son visage n'était pas sans faire penser à ceux des autochtones. Pourtant ses origines méditerranéennes ressortaient également. Une chose était sûre en tout cas : ses cheveux seraient noirs de jais aussi longtemps qu'il ne les colorerait pas.

L'Indienne rendit sa photo au professeur de sports alors que celui-ci reprenait la parole, indiquant qu'il avait enfin fait son choix. Un sourire amusé vint fleurir sur ses lèvres alors qu'elle levait son regard ambré sur l'Italien. Quelque chose qu'elle aimerait manger ? Oui, bien sûr. Depuis qu'elle était au Japon, elle aurait damné un saint pour avaler enfin un vrai repas indien – plus réussi que sa propre cuisine s'entendait. Néanmoins elle doutait que le brun veuille s'y risquer : trop épicé.

« Rien que vous avaleriez volontairement je pense. » rit-elle brièvement. « Que diriez-vous de prendre un repas à emporter et d'aller manger dans un parc ? J'ai cru en voir un dans les parages il n'y a pas longtemps et nous y aurons moins chaud qu'ici. »

Le geste de son colocataire ne lui échappa pas. Elle lui rendit sa photo tout en bifurquant, faisant face avec lui au yatai tenu dans la rue comme si un quelconque kami avait obéi à ses souhaits. Mentalement, elle l'en remercia tout en se satisfaisant d'avoir enfin une explication à la bonne odeur qu'elle sentait depuis quelques instants. Radha supposa au regard de l'Italien sur les clients qu'il avait, de toute façon, souhaité les y emmener.

« Et je pense que ceci fera fort bien l'affaire. »

Dans la continuité de leur marche, le couple parvint au stand de nourriture assez rapidement. Ils prirent commande l'un après l'autre, chacun payant sa part (elle y veilla, il était hors de question qu'il l'invite), puis les deux adultes s'éloignèrent à pas légers, les mains encombrées. D'ici cependant, elle aurait été absolument incapable de décider par où il fallait aller. Radha choisit donc de confier leur périple à son sens de l'orientation qui, quoi que les préjugés en disent, n'était pas mauvais.

« Je suis la première à dire que le Japon n'a rien de si exceptionnel qu'il faille se montrer aussi chauvins que les nippons mais... les yatai sont tout de même bien pratiques. » lança-t-elle, les mains prises par ses takoyakis.

Son regard se perdit au loin alors qu'elle cherchait toujours ce parc où elle voulait les emmener. Elle s'y était rendue quelques fois, mais toujours en journée et jamais par ce chemin-là. La danseuse pouvait néanmoins affirmer que le cadre était particulièrement agréable, idéal pour continuer une soirée bien entamée sans être dérangé à outrance par les bruits de la ville et des gens.

Tout chez les Japonais semblait fait de calme. En arrivant dans ce pays, c'était la première impression qu'elle avait eu avant de se prendre de plein fouet – avec une violence qui ne disait pas son nom – le mépris qu'ils accordaient aux étrangers. Non pas simplement la méfiance, mais tous ces petits gestes en plus ou en moins qu'ils réservaient à ceux qui avaient le malheur de sortir du lot simplement de part leur naissance et leur culture. Avec le temps, elle avait appris à ne plus s'y fier. Il fallait aussi reconnaître que tous n'était pas comme ça et, quoi que très chauvines encore, les générations les plus jeunes étaient plus ouvertes.

Et puis, entre son arrivée six ans auparavant et le temps présent, l'Indienne avait aussi appris à voir au-delà du calme apparent des nippons, au-delà de l'hypocrisie socialement admise – qui d'ailleurs n'était pas forcément vu ainsi par les autochtones. Quelques fois, elle s'était vue réfléchir à la manière dont elle vivait chez elle en Inde, aux différences et ressemblances... Et force était de reconnaître que les pays n'étaient pas si différents les uns des autres sur d'assez nombreux points. Étrangement néanmoins, la fréquentation de l'italien n'avait pas encore soulevé de grosses différences culturelles entre eux.

Radha abandonna sa recherche du parc lorsque la voix chaude de son colocataire se fit entendre et tourna la tête pour l'observer. Il semblait avoir vite retrouver ses marques et avoir une sens de l'orientation plus aiguisé que le sien. Doucement, la jeune femme hocha la tête en guise d'assentiment à sa question puisqu'il parlait en effet du bon parc.

« Un raccourci ? »

Les sourcils haussés de scepticisme alors qu'il lui tendait sa propre nourriture, la jeune femme le regarda filer entre des buissons pour y disparaître totalement. Elle n'était pas bien sûre de vouloir se risquer à passer par ici quand des chemins goudronnés existaient. Non qu'elle craignît la nature ou tout autre chose de cet ordre, mais ce n'était pas pratique et ses talons s'accommodaient mal des routes farfelues.

« Je crains moins la rigole que les buissons. La nourriture risque bien d'être agrémentée de feuilles qui, elles, ne seront pas forcément comestibles. » répondit-elle au tac-au-tac, un sourire au coin des lèvres.

Se faire porter ? Elle en avait pourtant vu d'autres. L'hygiène dans son pays était connue dans le monde et sa propre demeure à l'époque où elle vivait chez ses parents, si elle n'était pas un taudis ni dans un bidonville, n'en restait pas moins d'une saleté qui aurait repoussé bon nombre des si sages Japonais qu'elle côtoyait chaque jour. Peut-être pas le militaire lui-même, il avait du voir du pays et se retrouver dans moult situations inconfortables.

« Cela dit... » Radha sourit un peu plus, de bonne humeur et un peu joueuse. « Je n'ai rien contre un peu d'aventure. Vous n'aurez même pas besoin de me porter : si vous récupérer un instant la nourriture, je me défais de mes chaussures et nous y allons. »

Elle attendit que l'homme récupérât leurs takoyakis et repoussa dans son dos sa longue tresse avant de s'accroupir pour ôter ses souliers. Redescendue de ses talons, il eut la brusque impression d'avoir rétrécie et en fut très brièvement perturbée. Puis elle se reprit, garda les chaussures qu'elle tînt d'une main avant de reprendre son repas de l'autre.

« Je vous suis. »

Ce qu'elle fit. L'homme passa devant elle, lui tenant galamment quelques branches des buissons pour qu'elle ne s'y heurte pas. Rapidement ils en arrivèrent à un petit chemin de terre où il devait être agréable de venir en journée, et où en tout cas il faisait un peu plus frais que du côté de la route. Avec un sourire alors qu'elle foulait le sol pieds nus – et heureuse de le faire – elle grimpa jusqu'au chemin après avoir franchi le ruisseau, puis se tourne à demi vers son compagnon de la soirée.

« Vous venez souvent par ici ? J'ai l'impression que vous connaissiez déjà bien l'endroit. »

La jeune femme ne doutait pas qu'ils arrivent bientôt au parc du reste. A peu près parallèle à la route au début, plus s'en dégageant clairement, le chemin prenait plus franchement la direction du parc que celui qu'ils comptaient empruntés à la base. Sans se presser vraiment, elle reprit sa marche tranquille sur le sentier.

« Depuis combien de temps êtes-vous à Hachioji d'ailleurs ? Je n'ai pas pensé à vous le demander jusqu'à présent il me semble. »

On s'imaginait difficilement la vie des gens avant de les avoir connu. Quand bien même Radha était-elle dans l'école depuis quelques mois qu'elle n'estimait pas avoir fait la connaissance de Tizziano-sensei à ce moment-là. Non, même s'ils s'étaient déjà vu auparavant, cette soirée était, d'une certaine manière, un peu comme la première fois qu'ils se rencontraient. S'il avait fallu qu'elle l'exprime à voix haute, la jeune femme aurait simplement dit qu'ils se voyaient enfin au-delà de leurs emplois.

Pour autant, il n'en était pas moins choquant de constater que peu importe le point de départ de leur relation, elle ne savait rien de lui. Non, pire encore, elle réalisait qu'au final, malgré tout ce que son métier lui permettait de connaître sur les gens fréquentant l'école (elle ne retenait pas tout heureusement), elle ne les connaissait pas. Pas même lui qui pourtant vivait avec elle. Tizzy néanmoins se confiait à elle avec une simplicité qu'elle lui enviait. L'Indienne, peu importait les raisons, n'aurait guère pu en dire autant sur elle en si peu de temps. Preuve en était qu'elle ne l'avait pas fait et n'y comptait pas, même lorsqu'il lui retourna la question.

D'ailleurs, il ne lui en laissa pas le temps.

Avec une joie toute enfantine (la tenait-il de son fils ou était-elle là depuis toujours ?), il se dirigea vers un arbre en lui confiant son repas. Elle le suivit du regard avec un sourire plus attendri qu'elle ne le réalisait vraiment, amusée presque malgré elle par la gaieté qui émanait de son colocataire. Un léger rire ponctua l'escalade de l'Italien alors que, sourcils haussés, elle attendait la suite. A quoi pensait-il ?

« Oh... »

Que pouvait-elle dire de plus ? Son regard émerveillée suivit les papillons dans leur route loin des secousses alors qu'elle s'approchait de quelques pas. Un instant, elle fut tentée de tendre la main pour voir si, comme dans ces mangas dont les adolescentes étaient férues, l'un d'entre eux viendrait se poser sur son doigt. Elle ne le fit pas : Radha n'était plus une adolescente et, de toute façon, tenait à deux mains le repas de l'enseignant et le sien.

« Je le constate. »

Son sourire s'agrandit doucement.

« Vous êtes comme un enfant – elle fit taire la gêne qu'elle éprouva à dire ces quelques mots – mais je vous remercie pour le spectacle. L'envolée des papillons est... féérique dans un tel cadre. »

Curieusement, d'ailleurs, ce fut des mouvements de danse qui lui venaient à l'esprit lorsqu'elle pensait à ce tourbillon d'insectes. Quelque chose de dynamique et de gracieux qui lui firent regretter de ne plus pratiquer comme auparavant. Elle résista néanmoins à l'envie d'en esquisser les premiers gestes et tendit plutôt ses yakitoris à son compagnon de soirée. Lorsqu'il les eut récupéré, la jeune femme tendit délicatement les doigts vers lui, sans la moindre trace d'hésitation. Elle ne ramena sa main vers elle qu'une fois les fleurs et feuilles enlevées de la chevelure d'ébène, ses yeux accrochant pendant un instant de flottement ceux de l'Italien.

« Excusez-moi, vous aviez des... hum... » Le mot ne lui revint pas à l'esprit immédiatement, le troublant un peu plus. « Des feuilles dans les cheveux. »

Il lui vint rapidement à l'esprit que la scène ressemblait à celle d'un film à l'eau de rose. Elle qui les affectionnait devait néanmoins reconnaître qu'une telle situation était ridicule à force de cliché lorsqu'on la vivait. Cette pensée l'aida à se détendre et elle s'écarta d'un pas, un rire cristallin au bord des lèvres. Son attention se détourna alors du brun au profit de la nuée de papillons qui retournait vers l'arbre.

« Regardez, ils reviennent. »

La réponse de l'Italien se perdit dans les pensées de la belle. Occupée à regarder le spectacle des papillons qui revenaient sur leur abri, la jeune femme n'en fut sortie qu'en entendant les pas lents du brun. Il reprenait sa marche, elle lui rendit son attention avant de regarder alentours à la recherche d'une poubelle publique. Les deux adultes avancèrent un moment en silence, chacun plongé dans des pensées qu'ils ne voulaient partager. Elle appréciait chez lui cet aspect, prisant peu les conversations ininterrompues et futiles. Avec lui, les courts instants de repos apparaissaient naturellement et, lorsqu'enfin ses mains furent libres des déchets qui les encombraient, elle se demanda pourquoi ils ne s'étaient pas entretenus ainsi plus tôt. La réponse lui vint d'elle-même : jamais elle ne lui avait laissé sa chance.

Une pente plus ardue que les autres se présenta finalement à eux, signifiant elle le savait l'arrivée toute proche au parc qu'ils voulaient atteindre. Un mince sourire étira ses lèvres à la pensée qu'aucun autre homme que le méditerranéen n'avait jamais osé lui proposer pareille sortie. Bien trop souvent, on avait cherché à s'attirer ses faveurs à grands renforts de restaurants plus ou moins luxueux – où elle avait refusé d'aller – ou d'autres présents qui se voulaient raffinés et l'ennuyaient seulement. Lui qui ne voulait rien obtenir d'elle avait peut-être trouvé la seule manière de l'approcher qui ne la fasse pas fuir. Peut-être, finalement, parce qu'il n'attendait pas de l'Indienne qu'elle lui accorde autre chose qu'une soirée amusante. Et amusante, définitivement, leur sortie l'était.

« J'ai peur de ne pouvoir vous offrir l'adrénaline d'une véritable excursion », répliqua-t-elle au tac au tac, sourire en coin et chaussures en main. Si elle avait su quel tour prendrait cette promenade, Radha aurait choisi autre chose que des talons aiguille. Mais puisqu'elle n'avait pas eu cette prévoyance, elle faisait avec et retrouvait avec un plaisir non feint le bonheur de marcher pieds nus. En ville comme à l'appartement partagé, elle s'en abstenait. Cela lui manquait pourtant.

« Il y a quelques mois, à mon arrivée dans l'école. Je vivais à Tokyo auparavant, mais les loyers prohibitifs m'ont convaincue de prendre un logement de fonction. »

Elle retira sa main et remit ses chaussures non sans frotter ses pieds l'un contre l'autre pour ôter toute crasse qui gênerait sa marche. Si la méthode manquait de raffinement, elle n'en restait pas moins efficace et moins salissante qu'y mettre les mains. Son regard quant à lui ignora les deux tourtereaux qui les observait : il prenait conscience du paysage, cherchait à la situer dans un parc qu'elle connaissait finalement, mais où elle n'avait pas tous ses repères. Après un bref instant de silence et de réflexion, néanmoins, elle parvint à comprendre où ils se trouvaient. La jeune femme se tourna alors vers son compagnon de balade.

« C'est aussi pour cette raison que je loge toujours à la Ginkgo Gakuen. N'y voyez rien de personnel, mais j'imagine qu'avoir vécu seule avec un Allemand calme et discret m'a aidé à supporter cette compagnie forcée. Depuis votre arrivée et celle de Mister O'Leary, l'ambiance est plus tendue. »

Ce n'était qu'un constat, et les mots prononcés ne l'avait pas été sur un autre ton que celui de l'affirmation. Aucun reproche – elle se surprit elle-même – ni aucune amertume. La situation ne lui plaisait pas, bien qu'elle s'abstint d'insister sur le sujet. La jeune femme ne se sentait pas à l'aise en compagnie des hommes et les trois gaijins qui partageaient son quotidien étaient tous de fort caractère. Ils avaient, par bien des côtés, ces aspects qui la rebutaient tant, comme cette tendance presque instinctive chez eux à prendre toute la place disponible pour en faire leur territoire. Elle, qui apparemment n'était une menace aux yeux d'aucun d'entre eux, devait composer avec et défendait d'ailleurs son intimité autant que ses habitudes. Pourtant elle ne se posait pas en victime. A sa manière plus discrète et moins frontale que les trois hommes, elle cherchait sa place au sein de ce nouvel équilibre en refusant de lâcher du leste. Tout au plus, finalement, regrettait-elle sa tranquillité passée tout en maudissant leur masculinité.

« J'imagine cependant que ce n'est que temporaire. Le temps à chacun de trouver ses marques pour cohabiter en paix. » Son ton n'était pas convaincu – elle non plus. Elle reprit : « Que diriez-vous de continuer notre promenade avant de nous installer ? J'ai encore envie de marcher. »

Il accepta sa proposition de bon cœur et les deux adultes reprirent leur chemin avec tranquillité dans les allées du parc. Les deux amoureux plus loin les observèrent durant quelques instants, puis un gloussement de chacun d'eux mit fin à cette scrutation et ils s'en désintéressèrent. Loin de se soucier de leur état d'esprit, Radha poursuivit la conversation avec son colocataire et sans qu'ils y fassent véritablement attention, ils retournèrent en direction de l'école, trop pris dans leur discussion pour réaliser qu'ils ne s'étaient même pas arrêtés sur un banc.